La nouvelle Carthage | Page 4

Georges Eekhoud
timide, dépaysé! M. Dobouziez le rabrouerait s'il mentionnait des gens si peu distingués que Siska...
Lasse de l'appeler, Gina se décida à retourner auprès du rêveur. Elle lui secoua le bras: ?Mais tu es sourd... Viens, que je le montre les brugnons. Ce sont les fruits de maman. Félicité les compte chaque matin... Il y en a douze... N'y touche pas...? Elle ne remarqua point que Laurent avait jeté la fleur. Cette indifférence de la petite fée ragaillardit le paysan, et pourtant, au fond, il e?t préféré qu'elle s'informat de ce qu'était devenu son présent.
Il s'étourdit, se laissa mener par Gina. Ils jouèrent à des jeux gar?onniers. Pour lui plaire, il fit des culbutes, jeta des cris sauvages, se roula dans l'herbe et le gravier, souilla ses beaux habits, et la poussière marbra de crasse ses joues humides de sueur et de larmes.
-- Oh, la dr?le de tête! s'exclama la fillette.
Elle trempa un coin de son mouchoir dans le bassin et essaya de débarbouiller Laurent. Mais elle riait trop et ne parvenait qu'à le maculer davantage.
Il se laissait faire, heureux de ses soins dérisoires. La perfide lui dessinait des arabesques sur le visage, si bien qu'il avait l'air d'un peau-rouge tatoué.
Pendant cette opération, une voix aigre se mit à glapir:
-- Mademoiselle, Monsieur vous prie de rentrer... Le monde va partir... Et vous, venez, par ici. Il est temps de se coucher. Demain on retourne à la pension. C'est assez de vacances comme ?a!
Mais à l'aspect du jeune Paridael, Félicité, la redoutable Félicité, la servante de confiance se récria comme devant le diable: ?Fi! l'horreur d'enfant!?
Elle était venue le prendre au collège, la veille, et devait l'y reconduire. Acariatre, bougonne, servile, rouée, flattant l'orgueil de ses ma?tres en s'assimilant leurs défauts, elle devinait d'emblée le pied sur lequel l'enfant serait traité dans la maison. La cousine Lydie se déchargeait sur cette vilaine servante de l'entretien et de la surveillance de l'intrus.
L'imprudent Paridael venait de ménager à Félicité un magnifique début dans son r?le de gouvernante. La harpie n'eut garde de négliger cette aubaine. Elle donna libre carrière à ses aimables sentiments.
Gina, continuant de pouffer, abandonna son compagnon aux bourrades et aux criailleries de la servante, et rentra en courant dans le salon, pressée de raconter la farce à ses parents et à la société.
Laurent avait fait un mouvement pour rejoindre l'espiègle, mais Félicité ne le lachait pas. Elle le poussa vers l'escalier et lui fit d'ailleurs une telle peinture des dispositions de M. et Mme Dobouziez pour les petits gorets de son espèce, qu'il se hata, terrifié, de gagner la mansarde où on le logeait et de se blottir dans ses draps.
Félicité l'avait pincé et taloché. Il fut sto?que, ne cria point, s'en tint à quatre devant la mégère.
Le dénouement orageux de la journée fit diversion au deuil de l'orphelin. Les émotions, la fatigue, le plein air lui procurèrent un lourd sommeil visité de rêves où des images contradictoires se matèrent dans une sarabande fantastique. Armée d'une baguette de fée, la rieuse Gina conduisait la danse, livrait et arrachait tour a tour le patient aux entreprises d'une vieille sorcière incarnée en Félicité. à l'arrière-plan, les fant?mes doux et pales de son père et de Siska, du mort et de l'absente, lut tendaient les bras. Il s'élan?ait, mais M. Dobouziez le saisissait au passage avec un ironique: ?Halte-là, galopin!? Des cloches sonnaient; Paridael jetait la reine-marguerite, présent de Gina, dans le plateau de l'offrande. La fleur tombait avec un bruit de pièce d'or accompagné du rire guilleret de la petite cousine, et ce bruit mettait en fuite les larves moqueuses, mais aussi les pitoyables visions...
Et telle fut l'initiation de Laurent Paridael à sa nouvelle vie de famille...
II. LE ?MOULIN DE PIERRE?
à sa deuxième visite, et à celles qui suivirent, lorsque les vacances le renvoyaient chez ces tuteurs, Laurent ne se trouva pas plus acclimaté que le premier jour. Il avait toujours l'air de tomber de la lune et de prendre de la place.
On n'attendait pas qu'il e?t déposé sa valise pour s'informer de la durée de son congé et on se préoccupait plus de l'état de son trousseau que de sa personne. Accueil sans effusion: la cousine Lydie lui tendait machinalement sa joue citronneuse; Gina semblait l'avoir oublié depuis la dernière fois; quant au cousin Guillaume, il n'entendait pas qu'on le dérangeat de sa besogne pour si peu de chose que l'arrivée de ce polisson, il le verrait bien assez t?t au prochain repas. ?Ah! te voilà, toi! Deviens-tu sage? ... Apprends-tu mieux?? Toujours les mêmes questions posées d'un air de doute, jamais d'encouragement. Si Laurent rapportait des prix, voyez le guignon! c'étaient ceux précisément auxquels M. Dobouziez n'attachait aucune importance.
à table, les yeux ronds de la cousine Lydie, implacablement braqués sur lui, semblaient lui reprocher l'appétit de ses douze ans. Vrai, elle
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