faisait choir le verre de ses doigts et les morceaux de sa fourchette. Ces accidents ne valaient pas toujours à Laurent l'épithète de maladroit, mais la cousine avait une moue méprisante qui disait assez clairement sa pensée. Cette moue n'était rien cependant, comparée au sourire persifleur de l'impeccable Gina.
Le cousin Guillaume qu'il fallait quérir plusieurs fois avant de se mettre à table, arrivait enfin, le front chargé de préoccupations, la tête à une invention nouvelle, supputant les résultats, calculant le rendement probable de l'un ou l'autre perfectionnement, le cerveau bourré d'équations.
Avec sa femme, M. Dobouziez parlait affaires, et elle s'y entendait admirablement, lui répondait en se servant de barbares mots techniques qui eussent emporté la bouche de plus d'un homme du métier.
M. Dobouziez ne cessait de chiffrer et ne se déridait que pour admirer et cajoler sa fillette. De plus en plus Laurent constatait l'entente absolue et idolatre régnant entre ces deux êtres. Si l'industriel s'humanisait en s'occupant d'elle, réciproquement Gina abandonnait, avec son père, ses airs de supériorité, son petit ton détaché et avantageux. M. Dobouziez prévenait ses désirs, satisfaisait ses moindres caprices, la défendait même contre sa mère. Avec Gina, lui, l'homme positif et pratique, s'amusait de futilités.
à chaque vacance, Laurent trouvait sa petite cousine plus belle, mais aussi plus distante. Ses parents l'avaient retirée de pension. Des ma?tres habiles et mondains la préparèrent à sa destinée d'opulente héritière.
Devenant trop grande fille, trop demoiselle pour s'amuser avec ce gamin; elle recevait ou visitait des amies de son age. Les petites Vanderling, filles du plus célèbre avocat de la ville, de blondes et vives caillettes étaient à la fois ses compagnes d'études et de plaisirs. Et si, par exception, faute d'autre partenaire, Gina s'oubliait au point de jouer avec le Paysan, Mme Lydie trouvait aussit?t un prétexte pour interrompre cette récréation. Elle envoyait Félicité avertir Mademoiselle de l'arrivée de l'un ou l'autre professeur, ou bien Madame emmenait Mademoiselle a la ville, ou bien la couturière lui apportait une robe à essayer, ou il était l'heure de se mettre au piano. Convenablement stylée, le plus souvent Félicité prévenait les intentions de sa ma?tresse et s'acquittait de ce genre de consigne avec un zèle des plus louable. Laurent n'avait qu'à se distraire comme il pourrait.
La fabrique prospérait au point que chaque année les installations nouvelles: hangars, ateliers, magasins, empiétaient sur les jardins entourant l'habitation. Laurent ne constata pas sans regret la disparition du Labyrinthe avec sa tour, son bassin et ses canards: cette horreur lui était devenue chère à cause de Gina.
La maison aussi s'annexait une partie du jardin. En vue de la prochaine entrée dans le monde de leur fille, les Dobouziez édifiaient un véritable palais, présentant une enfilade de salons décorés et meublés par les fournisseurs des gens de la haute volée. Le cousin Guillaume semblait présider à ces embellissements, mais il s'en rapportait toujours au choix et au go?t de la fillette. Il avait déjà ménagé à l'enfant gatée un délicieux appartement de jeune fille: deux pièces, argent et bleu, qui eussent fait les délices d'une petite ma?tresse.
L'appartement du jeune Paridael changeait de physionomie comme le reste. Sa mansarde sous les toits revêtait un aspect de plus en plus provisoire. Il semblait qu'on l'e?t affectée de mauvaise grace au logement du collégien. Félicité ne l'avait déblayée que juste assez pour y placer un lit de sangle.
Ce grenier ne suffisant plus à remiser les vieilleries provenant de l'ancien ameublement de la maison, plut?t que d'encombrer de ce bric-à-brac les mansardes des domestiques, la ma?tresse-servante le transportait dans le réduit de Laurent. Elle y mettait tant de zèle que l'enfant voyait le moment où il lui faudrait émigrer sur le palier. Au fond il n'était pas faché de cet investissement. Converti en capharnaüm, son g?te lui ménageait des imprévus charmants. Il s'établissait entre l'orphelin délaissé et les objets ayant cessé de plaire une certaine sympathie provenant de la similitude de leurs conditions. Mais il suffit que Laurent s'amusat avec ces vieilleries pour que l'aimable factotum les t?nt autant que possible hors de sa portée. Pour dénicher ses trésors et dissimuler ses trouvailles, le galopin déployait de vraies ruses de contrebandier.
Dans cette mansarde s'entassaient pour la plus grande joie du jeune réfractaire, les livres jugés trop frivoles par M. Dobouziez. Fruit défendu comme les framboises et les brugnons du jardin! Les souris en avaient déjà grignoté les tranches poudreuses et Laurent se délectait de ce que les voraces bestioles voulaient bien lui laisser de cette littérature. Souvent, il s'absorbait tellement dans sa lecture qu'il en oubliait toute précaution. Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas lui donner l'éveil, Félicité venait le relancer dans son asile. Si elle ne le prenait pas en flagrant délit de lecture prohibée, la diablesse s'apercevait qu'il avait bouleversé les rayons et provoqué des éboulements.
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