La mort de César | Page 5

Voltaire
toi-même D'abolir pour jamais l'autorité suprême. Et je croyais toucher à ce moment heureux, Où le vainqueur du Monde allait combler nos voeux. Fumante de son sang, captive, désolée, Rome dans cet espoir renaissoit consolée. Avant que d'être à toi nous sommes ses enfans; Je songe à ton pouvoir; mais songe à tes sermens.
BRUTUS.
Oui, que Cesar soit grand: mais que Rome soit libre Dieux! ma?tresse de l'Inde, esclave au bord du Tibre! Qu'importe que son nom commande à l'Univers? Et qu'on l'appelle Reine, alors qu'elle est aux fers? Qu'importe à ma patrie, aux Romains que tu braves, D'apprendre que Cesar a de nouveaux esclaves? Les Persans ne sont pas nos plus fiers ennemis; Il en est de plus grands. Je n'ai point d'autre avis.
CESAR.
Et toi, Brutus, aussi?
ANTOINE à Cesar.
Tu connais leur audace: Voi si ces coeurs ingrats sont dignes de leur grace.
CESAR.
Ainsi vous voulez donc, dans vos témérités, Tenter ma patience, & lasser mes bontés? Vous qui m'appartenez par le droit de l'épée, Rampans sous Marius, esclaves de Pompée; Vous qui ne respirez qu'autant que mon courroux Retenu trop long-tems s'est arrêté sur vous: Républicains ingrats, qu'enhardit ma clémence, Vous qui devant Sylla, garderiez le silence; Vous que ma bonté seule invite à m'outrager, Sans craindre que Cesar s'abaisse à se venger. Voilà ce qui vous donne une ame assez hardie, Pour oser me parler de Rome & de patrie, Pour affecter ici cette illustre hauteur, Et ces grands sentimens devant votre vainqueur. Il les fallait avoir aux plaines de Pharsale. La fortune entre nous devient trop inégale. Si vous n'avez s? vaincre, apprenez à servir.
BRUTUS.
Cesar, aucun de nous n'apprendra qu'à mourir. Nul ne m'en désavou?, & nul en Thessalie N'abaissa son courage à demander la vie. Tu nous laissas le jour, mais pour nous avilir: Et nous le détestons, s'il te faut obé?r, Cesar, qu'à ta colère aucun de nous n'échappe: Commence ici par moi; si tu veux régner, frappe.
CESAR.
Ecoute... vous sortez. (Les Sénateurs sortent.) Brutus m'ose offenser! Mais sais-tu de quels traits tu viens de me percer? Va, Cesar est bien loin d'en vouloir à ta vie. Laisse-là du Sénat l'indiscrète furie. Demeure. C'est toi seul qui peux me désarmer. Demeure. C'est toi seul que Cesar veut aimer.
BRUTUS.
Tout mon sang est à toi, si tu tiens ta promesse. Si tu n'es qu'un Tyran, j'abhorre ta tendresse; Et je ne peux rester avec Antoine & toi, Puisqu'il n'est plus Romain, & qu'il demande un Roi.

SCENE IV.
CESAR, ANTOINE.
ANTOINE.
Eh bien, t'ai-je trompé? Crois-tu que la nature Puisse amolir une ame, & si fière, & si dure? Laisse, laisse à jamais dans son obscurité Ce secret malheureux qui pése à ta bonté. Que de Rome, s'il veut, il déplore la chute; Mais qu'il ignore au moins quel sang il persécute. Il ne mérite pas de te devoir le jour. Ingrat à tes bontés, ingrat à ton amour, Renonce-le pour fils.
CESAR.
Je ne le puis: je l'aime.
ANTOINE.
Ah! cesse donc d'aimer l'orgueil du Diadème: Descen donc de ce rang, où je te vois monté; La bonté convient mal à ton autorité; De ta grandeur naissante elle détruit l'ouvrage. Quoi! Rome est sous tes loix, & Cassius t'outrage! Quoi Cimber! quoi Cinna! ces obscurs Sénateurs, Aux yeux du Roi du Monde affectent ces hauteurs! Ils bravent ta puissance, & ces vaincus respirent!
CESAR
Ils sont nés mes égaux; mes armes les vainquirent; Et trop au-dessus d'eux, je leur puis pardonner De frémir sous le joug que je veux leur donner.
ANTOINE.
Marius de leur sang e?t été moins avare. Sylla les e?t punis.
CESAR.
Sylla fut un barbare, Il n'a su qu'opprimer. Le meurtre & la fureur Faisaient sa politique, ainsi que sa grandeur. Il a gouverné Rome au milieu des supplices; Il en était l'effroi, j'en serai les délices. Je sai quel est le peuple, on le change en un jour; Il prodigue aisément sa haine & son amour; Si ma grandeur l'aigrit, ma clémence l'attire. Un pardon politique à qui ne peut me nuire, Dans mes cha?nes qu'il porte, un air de liberté A ramené vers moi sa faible volonté. Il faut couvrir de fleurs l'ab?me où je l'entra?ne, Flater encor ce tigre à l'instant qu'on l'encha?ne, Lui plaire en l'accablant, l'asservir, le charmer, Et punir mes rivaux en me faisant aimer.
ANTOINE.
Il faudrait être craint: c'est ainsi que l'on règne.
CESAR.
Va, ce n'est qu'aux combats que je veux qu'on me craigne.
ANTOINE.
Le Peuple abusera de ta facilité.
CESAR.
Le Peuple a jusqu'ici consacré ma bonté. Voi ce Temple que Rome élève à ma clémence!
ANTOINE.
Crain qu'elle n'en élève un autre à la vengeance. Crain des coeurs ulcérés, nourris de désespoir, Idolatres de Rome, & cruels par devoir. Cassius allarmé prévoit qu'en ce jour même Ma main doit sur ton front mettre le Diadème. Déjà même à tes yeux on ose en murmurer. Des plus impétueux tu devrais t'assurer. A prévenir leurs coups daigne au moins
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