données de la psychologie. «Je suis
d'opinion, dit Leibniz, que la réflexion suffit pour trouver l'idée de
substance en nous-mêmes, qui sommes des substances[49].» La chose
ne semble pas claire à tout le monde, il est vrai; et Locke ne pense pas
que l'expérience interne ait une telle valeur; mais c'est uniquement
parce qu'on ne prend pas la question du bon côté. On monte d'abord
dans sa tête, on y considère les objets à l'état de désagrégation où le
travail de l'entendement les a mis. On voit alors d'une part des prédicats
qui sont abstraits, de l'autre un sujet qui l'est également[50]; et l'on
conclut qu'il n'y a là qu'un amas d'êtres logiques, une collection de
phénomènes où la substance n'apparaît nullement. Procéder ainsi, c'est
aller au rebours de la réalité, c'est «renverser l'ordre des choses». «La
connaissance des concrets est toujours antérieure à celle des
abstraits[51].» Nous percevons le chaud avant la chaleur, le luisant
avant la lumière, et des savants avant le savoir[52]. Ce qui nous est
donné tout d'abord, ce sont les choses elles-mêmes dans leur unité
physique: les abstractions n'existent que pour et par notre esprit qui a sa
manière à lui de diviser l'indivisible. Et quand on envisage la question
de ce biais, les difficultés disparaissent du même coup. Chacun sent
alors qu'il y a sous les modes de sa conscience un sujet simple et fixe
qui les groupe dans son unité vivante[53]; et la substance, c'est cela.
[Note 49: LEIBNIZ, N. Essais, p. 221a, 18.]
[Note 50: Ibid., p. 278a, 2.]
[Note 51: Ibid., p. 238b, 6.]
[Note 52: Ibid., p. 272a, 1.]
[Note 53: LEIBNIZ, Réplique aux réflexions de Bayle, p. 183; Monadol.
p. 706, 16.]
Mais pourquoi les éléments ultimes auxquels on aboutit par la division
de la matière ne seraient-ils pas des espèces de modes un peu plus
durables que les autres? Leibniz tombe déjà d'accord avec Spinoza pour
dire que les parties du continu n'ont rien d'absolu: ce sont, à ses yeux,
«des points de vue» des monades sur l'univers. Et alors pourquoi les
monades elles-mêmes ne seraient-elles pas à leur tour les
déterminations passagères d'une réalité plus riche et plus profonde,
unique en son fond, et qui seule mériterait le nom de substance? Quelle
raison de croire que le monde n'est pas le développement éternel d'un
même principe d'où se dégage à chaque instant une multitude
d'individualités d'ordre divers, à la façon dont les formes de la pensée
sortent de la pensée et s'en distinguent, tout en lui demeurant
immanentes? A cette difficulté fondamentale, que contenait déjà la
philosophie de l'ermite de la Haye et que Schelling devait plus tard
ériger en système[54], Leibniz semble bien ne pas avoir de réponse. Le
génie, aussi, est «une monade»; il a son «point de vue» et n'en sort que
très difficilement. Les philosophes ne se convertissent pas.
[Note 54: V. Philosophie der Offenbarung, t. II, pp. 154-156, 281-283;
_Philosoph. Untersuchungen über das wesen der menschlichen
Freyheit..._, p. 406-437, Ed. Landshut.]
Revenons à notre exposé. Il y a des substances; et le nombre en est
actuellement infini[55]. Dieu, qui est la souveraine sagesse, ne fait rien
qui n'ait sa raison d'être. Or il n'y en a pas pour qu'il ait créé telle
somme de monades plutôt que telle autre. Il faut de toute rigueur ou
qu'il n'en ait produit aucune (ce qui est contraire aux faits), ou qu'il en
ait produit un nombre illimité[56]. De plus, Dieu se conforme, dans ses
oeuvres, au principe du meilleur. Il se devait donc à lui-même de créer
le plus de substances possible; il se devait à lui-même d'en créer à
l'infini, car plus il y a d'êtres et dans l'ordre, plus il y a de perfection[57].
La multiplicité sans borne, c'est aussi ce que suppose la nature même
de la monade. La matière telle que la monade la saisit au-dedans
d'elle-même, c'est-à-dire le continu, est divisible à l'infini. Et cette
divisibilité intérieure demande qu'il y ait au dehors, dans le monde des
éléments simples et discontinus, une division actuelle qui soit
également infinie. Autrement il pourrait se produire dans la monade des
phénomènes auxquels rien ne correspondrait dans la réalité des choses,
qui porteraient en quelque sorte dans le vide. Or ce manque
d'adaptation entre la pensée et les objets ne saurait exister: «Tout est
lié» et «bien fondé»; il n'y a rien dans l'apparent qui ne symbolise
quelque chose de réel[58].
[Note 55: LEIBNIZ, Lettre à Foucher, datée de 1693, 118b; _Lettre I
au P. des Bosses, datée du 14 février 1706, p. 434b; Théod._, p. 564a,
195; Monadol., 710{b}, 65.]
[Note 56: LEIBNIZ, Théod., p. 602-337; Monadol., p. 707b, 32.]
[Note 57: LEIBNIZ, Monadol., p. 709b, 58;_Lettre I au P. des Bosses_,
p. 434b.]
[Note 58: LEIBNIZ, Lettre XXI au P. des Bosses, datée du
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