La mer | Page 5

Jules Michelet

équivoque dont la fausse douceur est le piège le plus dangereux. C'est
et ce n'est pas la terre, c'est et ce n'est pas la mer, l'eau douce non plus,
quoiqu'en dessous des ruisseaux travaillent le sol incessamment.
Rarement, et pour de courts moments, un bateau s'y hasarderait. Et, si
l'on passe quand l'eau se retire, on risque d'être englouti. J'en puis parler,
je l'ai été presque moi-même. Une voiture fort légère, dans laquelle
j'étais, disparut en deux minutes avec le cheval; par miracle, j'échappai.
Mais, moi-même à pied, j'enfonçais. À chaque pas, je sentais un affreux
clapotement, comme un appel de l'abîme qui me demandait doucement,
m'invitait et m'attirait, et me prenait par dessous. J'arrivai pourtant au
roc, à la gigantesque abbaye, cloître, forteresse et prison, d'une
sublimité atroce, vraiment digne du paysage. Ce n'est pas ici le lieu de
décrire un tel monument. Sur un gros bloc de granit, il se dresse, monte
et monte encore indéfiniment, comme une babel d'un titanique
entassement, roc sur roc, siècle sur siècle, mais toujours cachot sur
cachot. Au plus bas, l'in pace des moines; plus haut, la cage de fer qu'y
fit Louis XI; plus haut, celle de Louis XIV; plus haut, la prison
d'aujourd'hui. Tout cela dans un tourbillon, un vent, un trouble éternel.
C'est le sépulcre moins la paix.
Est-ce la faute de la mer si cette plage est perfide? point du tout. Elle
arrive là, comme ailleurs, bruyante et forte, mais loyale. La vraie faute
est à la terre, dont l'immobilité sournoise paraît toujours innocente, et
qui en dessous filtre sous la plage les eaux des ruisseaux, un mélange
douceâtre et blanchâtre qui ôte toute solidité. La faute est surtout à
l'homme, à son ignorance, à sa négligence. Dans les longs âges
barbares, pendant qu'il rêve à la légende et fonde le grand pèlerinage de
l'archange vainqueur du diable, le diable prit possession de cette plaine
délaissée. La mer en est fort innocente. Loin de faire mal, au contraire,

elle apporte, cette furieuse, dans ses flots si menaçants, un trésor de sel
fécond, meilleur que le limon du Nil, qui enrichit toute culture et fait la
charmante beauté des anciens marais de Dol, de nos jours transformés
en jardins. C'est une mère un peu violente, mais enfin, c'est une mère.
Riche en poissons, elle entasse sur Cancale qui est en face, et sur
d'autres bancs encore, des millions, des milliards d'huîtres, et de leurs
coquilles brisées elle donne cette riche vie qui se change en herbe, en
fruits, et couvre les prairies de fleurs.
Il faut entrer dans la vraie intelligence de la mer, ne pas céder aux idées
fausses que peut donner la terre voisine, ni aux illusions terribles qu'elle
nous ferait elle-même par la simple grandeur de ses phénomènes, par
des fureurs apparentes qui souvent sont des bienfaits.

III
SUITE.--PLAGES, GRÈVES ET FALAISES
Les plages, les grèves et les falaises montrent la mer par trois aspects et
toujours utilement. Elles l'expliquent, la traduisent, la mettent en
rapport avec nous, cette grande puissance, sauvage au premier
aspect,--mais divine au fond, donc, amie.
* * *
L'avantage des falaises, c'est qu'au pied de ces hauts murs bien plus
sensiblement qu'ailleurs on apprécie la marée, la respiration, disons-le,
le pouls de la mer. Insensible sur la Méditerranée, il est marqué dans
l'Océan. L'Océan respire comme moi, il concorde à mon mouvement
intérieur, à celui d'en haut. Il m'oblige de compter sans cesse avec lui,
de supporter les jours, les heures, de regarder au ciel. Il me rappelle et à
moi et au monde.
Que je m'assoie aux falaises, à celle d'Antifer, par exemple, je vois ce
spectacle immense. La mer, qui semblait morte tout à l'heure, a
frissonné. Elle frémit. Signe premier du grand mouvement. La marée a
dépassé Cherbourg et Barfleur, tourné violemment la pointe du phare;

ses eaux divisées suivent le Calvados, s'exhaussent au Havre; voilà
qu'elles viennent à moi, vers Étretat, Fécamp, Dieppe, pour s'enfoncer
dans le canal, malgré les courants du Nord. À moi de me mettre en
garde, et d'observer bien son heure. Sa hauteur, presque indifférente
aux dunes ou collines de sable qu'on peut remonter partout, ici, au pied
des falaises, impose une grande attention. Ce long mur de trente lieues
n'a pas beaucoup d'escaliers. Ses étroites percées, qui font nos petits
ports, s'ouvrent à d'assez grandes distances.
D'autant plus curieusement, observe-t-on à la mer basse les assises
superposées où se lit l'histoire du globe, en gigantesques registres où les
siècles accumulés offrent tout ouvert le livre du temps. Chaque année
en mange une page. C'est un monde en démolition, que la mer mord
toujours en bas, mais que les pluies, les gelées, attaquent encore bien
plus d'en haut, Le flot en dissout le calcaire, emporte, rapporte, roule
incessamment le silex qu'il arrondit en galets.--Ce
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