des courants de la Manche,
tantôt roulent de l'Ouest un long flot toujours grossi dans sa course de
mille lieues, qui frappe de toute la force accumulée de l'Atlantique.
J'aimais cette petite ville singulière et un peu triste qui vit de la pêche
lointaine la plus dangereuse. La famille sait qu'elle est nourrie des
hasards de cette loterie, de la vie, de la mort de l'homme. Cela met en
tout un sérieux harmonique au caractère sévère de cette côte. J'y ai bien
souvent goûté la mélancolie du soir, soit que je me promenasse en bas
sur la grève déjà obscurcie, soit que, de la haute ville qui couronne le
rocher, je visse le soleil descendre dans l'horizon un peu brumeux. Son
énorme mappemonde, souvent rayée durement de raies noires et de
raies rouges, s'abîmait, sans s'arrêter à faire au ciel les fantaisies, les
paysages de lumière, qui souvent ailleurs égayent la vue. En août,
c'était, déjà l'automne. Il n'y avait guère de crépuscule. Le soleil à peine
disparu, le vent fraîchissait, les vagues couraient rapides, vertes et
sombres. On ne voyait guère que quelques ombres de femmes dans
leurs capes noires doublées de blanc. Les moutons attardés aux maigres
pâturages des glacis, qui surplombent la grève de quatre-vingts ou de
cent pieds, l'attristaient de bêlements plaintifs.
La haute ville, fort petite, a sa face du nord bâtie à pic sur le bord de
l'abîme, noire, froide, battue d'un vent éternel, faisant front à la grande
mer. Il n'y a là que de pauvres logis. On m'y mena chez un bonhomme
dont l'art était de faire des tableaux de coquilles. Monté par une sorte
d'échelle dans une obscure petite chambre, je vis, encadrée dans
l'étroite fenêtre, cette vue tragique. Elle me fut aussi saisissante que
l'avait été en Suisse, prise aussi dans une fenêtre, et par une vive
surprise, celle du glacier du Grindelwald. Le glacier me fit voir un
monstre énorme de glaces pointues qui marchaient à moi. Et cette mer
de Granville, une armée de flots ennemis qui venaient d'ensemble à
l'assaut.
Mon homme, sans être vieux, était souffreteux, fiévreux. Il tenait, en ce
mois d'août, sa fenêtre calfeutrée. En regardant ses ouvrages et causant,
je vis qu'il avait la tête un peu faible. Elle avait été ébranlée par un
événement de famille. Son frère avait péri sur cette grève dans une
cruelle aventure. La mer lui restait sinistre, elle lui semblait garder
contre lui une mauvaise volonté. L'hiver, infatigablement, elle flagellait
sa vitre de neige ou de vents glacés. Elle ne le laissait pas dormir. Elle
frappait sous lui son roc, sans trêve ni repos, dans les longues nuits.
L'été, elle lui montrait d'incommensurables orages, des éclairs d'un
monde à l'autre. Aux grandes marées, c'était bien pis. Elle monte à
soixante pieds, et son écume furieuse, sautant bien plus haut encore,
outrageusement venait lui frapper dans sa fenêtre. Il n'était pas même
sûr que la mer s'en tînt toujours là. Elle pouvait dans sa haine, lui jouer
quelque mauvais tour. Mais il n'avait pas le moyen de chercher un
meilleur abri, et peut-être aussi était-il retenu, à son insu, par je ne sais
quel magnétisme. Il n'eût pas osé se brouiller tout à fait avec la terrible
fée. Il avait pour elle un certain respect. Il en parlait peu, et plus
souvent la désignait sans la nommer, comme l'Islandais en mer n'ose
nommer l'Ourque, de peur qu'elle n'entende et ne vienne. Je vois encore
sa mine pâle lorsqu'il regardait la grève, et disait: «Cela me fait peur.»
Était-ce un fou? Nullement, il parlait de fort bon sens. Il me parut
distingué et intéressant. C'était un être nerveux, très-finement organisé,
trop pour de telles impressions.
La mer fait beaucoup de fous. Livingstone avait emmené d'Afrique un
homme intelligent, courageux, qui bravait les lions. Mais il n'avait pas
vu la mer. Quand il monta sur un vaisseau, et qu'il eut à la fois cette
double surprise et du redoutable élément, et de tous les arts inconnus,
ce fut trop fort pour son cerveau. Il délira; quoi qu'on fît, il trouva
moyen d'échapper, et se jeta aveuglément dans ces flots qui
l'effrayaient et qui l'attiraient cependant.
D'autre part, la mer attache tellement les hommes qui se sont confiés
longtemps à elle, qui ont vécu avec elle et dans sa familiarité, qu'ils ne
peuvent la quitter jamais. J'ai vu, dans un petit port, de vieux pilotes qui,
devenus trop faibles, résignaient leur office. Mais ils ne s'en consolaient
point, ils traînaient misérablement, et leurs têtes s'égaraient.
* * *
Au plus haut de Saint-Michel, on vous montre une plate-forme qu'on
appelle celle des Fous. Je ne connais aucun lieu plus propre à en faire
que cette maison de vertige. Représentez-vous tout autour une grande
plaine comme de cendre blanche, qui est toujours solitaire, sable
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