rude travail fait de
cette côte, si riche du côté de la terre, un vrai désert maritime. Peu,
très-peu de plantes de mer échappent au broiement éternel du galet
froissé, refroissé. Les mollusques et les coquilles en ont peur. Les
poissons mêmes se tiennent à distance. Grand contraste d'une
campagne douce et tellement humanisée et d'une mer si inhospitalière.
On ne la voit guère que d'en haut. En bas la nécessité dure de marcher
sur un sol croulant, roulant, de boulets, rend l'étroite plage impossible,
fait de la moindre promenade une violente gymnastique. Il faut rester
sur les sommets où les splendides villas, les beaux bois, les cultures
magnifiques, les blés, les jardins, avancent jusqu'aux bords du grand
mur, et regardent à plaisir cette majestueuse rue de la Manche, pleine
de barques et de vaisseaux, qui sépare les deux rivages et les deux
grands empires du monde.
* * *
La terre et la mer! quoi de plus! Toutes deux ont ici un charme.
Cependant celui qui aime la mer pour elle-même, son ami, son amant,
ira plutôt la chercher dans un lieu moins varié. Pour entrer en relation
suivie avec elle, les grandes plages sablonneuses (si le sable n'est trop
mou) sont bien plus commodes. Elles permettent des promenades
infinies. Elles laissent rêver. Elles souffrent, entre l'homme et la mer,
des épanchements mystérieux. Jamais je ne me suis plaint de ces vastes
et libres arènes où d'autres trouvent un grand ennui. Je ne m'y trouve
pas seul. Je vais, je viens, je le sens. Il est là le grand compagnon. Pour
peu qu'il ne soit pas trop ému, de mauvaise humeur, je me hasarde à lui
parler, et il ne dédaigne pas de répondre. Que de choses nous nous
sommes dites aux paisibles mois où la foule est absente sur les plages
illimitées de Scheveningen et d'Ostende, de Royan et de Saint-Georges!
C'est là qu'en un long tête-à-tête, quelque intimité s'établit. On y prend
comme un sens nouveau pour comprendre la grande langue.
On trouve triste l'Océan, lorsque des tours d'Amsterdam, le Zuiderzée
apparaît terreux et d'un flot de plomb, lorsqu'aux dunes de
Scheveningen on voit ses eaux surplombantes, toujours prêtes à
franchir la digue. Moi, ce combat m'intéresse; cette terre m'attache,
toute sérieuse qu'elle peut être; c'est l'effort, la création, l'invention de
l'homme. Et la mer aussi me plaît, par les trésors de vie féconde que je
lui sais dans son sein. C'est, une des plus peuplées du monde. Vienne la
nuit de la Saint-Jean, où s'ouvre la pêche, vous allez voir surgir des
profondeurs l'ascension d'une autre mer, la mer des harengs. La plaine
indéfinie des eaux ne sera pas assez grande pour ce déluge vivant, une
des révélations les plus triomphantes de la fécondité sans bornes de la
nature. Voilà ce que je sens d'avance dans cette mer, et dans les
tableaux où le génie en a marqué le caractère profond. La sombre
Estacade de Ruysdaël, plus qu'aucun tableau, m'a toujours attiré au
Louvre. Pourquoi? Dans les teintes roussâtres de ces eaux électrisées, je
ne sens aucunement le froid de la mer du Nord; au contraire, la
fermentation, le flot de la vie.
* * *
Si l'on me demandait néanmoins quelle côte de l'Océan donne la plus
haute impression, je dirais: celle de Bretagne, spécialement aux
sauvages et sublimes promontoires de granit qui finissent l'ancien
monde, à cette pointe hardie qui défie les tempêtes, domine l'Atlantique.
Nulle part, je n'ai mieux senti les nobles et hautes tristesses, qui sont les
meilleures impressions de la mer. J'ai besoin d'expliquer ceci.
Il y a tristesse et tristesse,--celle des femmes, celle des forts,--celle des
âmes trop sensibles qui pleurent sur elles-mêmes, et celle des coeurs
désintéressés, qui pour eux acceptent le sort et bénissent toujours la
nature, mais sentent les maux du monde, et puisent dans la tristesse
même les forces pour agir ou créer.--Combien les nôtres ont besoin de
retremper souvent leur âme dans cet état qu'on peut nommer la
mélancolie héroïque!
Lorsqu'il y a près de trente ans je visitais ce pays, je ne me rendais pas
compte de l'attrait sérieux qu'il avait pour moi. Au fond, c'est sa grande
harmonie. Ailleurs, sans qu'on se l'explique, on sent une discordance
entre le sol et l'habitant. La très-belle race normande, dans les cantons
où elle est pure, où elle a gardé le rouge, le roux singulier de la
Scandinavie, n'a nul rapport avec la terre qu'elle occupe par hasard. Au
contraire, en Bretagne, sur le sol géologique le plus ancien du globe,
sur le granit et le silex, marche la race primitive, un peuple aussi de
granit. Race rude, de grande noblesse, d'une finesse de caillou. Autant
la Normandie progresse, autant la Bretagne est en décadence.
Imaginative et spirituelle, elle n'en aime pas moins l'absurde,
l'impossible, les causes perdues.
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