La mer et les marins | Page 7

Édouard Corbière
passé comme un lambeau de la gaze la plus transparente, darde ses rayons avec la même ardeur que si rien n'avait intercepté sa vive clarté. Ce n'est que lorsqu'un sifflement aigu se fait entendre dans les cordages et dans la mature, qu'on s'aper?oit que le grain blanc est tombé à bord. Tout le monde saute à la manoeuvre; l'officier s'élance sur la barre du gouvernail pour aider le timonnier à la pousser au vent. Il crie d'amener les voiles; mais déjà la force subite du vent a tellement incliné le batiment que l'eau est presque rendue aux panneaux, et que la pente de la mature empêche les voiles d'amener. Les mats, surchargés du poids terrible de la rafale, plient comme s'ils allaient se briser. Dans un moment aussi alarmant, l'officier, pour le salut du navire, se décide à faire larguer les écoutes qui retiennent le point des voiles aux bouts de chacune des vergues: les écoutes sont larguées; le vent alors, s'emparant des voiles qui ne sont plus tendues, les déchire en lambeaux et les enlève au loin avec un fracas effroyable. Le navire cependant, soulagé par la perte de presque toute sa voilure, arrive en suivant l'impulsion que lui donne sa barre portée depuis long-temps au vent. Il se redresse progressivement. Le grain qui l'avait assailli a paru à peine effleurer la surface tranquille de la mer; le calme qu'il a interrompu pendant quelques minutes seulement, rena?t; on n'entend même plus à bord le sifflement de la rafale qui a passé comme un coup de foudre, et qui s'éloigne pour mourir dans l'espace. Mais la mature a été ébranlée, brisée dans quelques parties; les voiles n'ont laissé que des lambeaux sur les vergues que l'effort du vent a ployées et dépouillées de leurs agrès. Il faut réparer les avaries, visiter le gréement et la mature pour conna?tre toute l'étendue des dommages occasionés par le grain. C'est ainsi, comme on le voit, qu'au milieu du calme le plus parfait, les marins ont encore à redouter les accidents qui menacent à chaque instant leur vie aventureuse.

V.
L'Abordage.
Le vent s'est élevé avec violence aux approches de la nuit; des nuages épais cachent le ciel, et ont dérobé aux yeux des marins les derniers rayons d'un soleil qui a disparu pale sur un horizon morcelé, pour ainsi dire, par l'agitation des vagues lointaines qui s'élevaient comme des montagnes. Le navire re?oit cependant encore la brise par le travers, et continue sa route à petites voiles, malgré la mer qui embarque à bord, et occasione des coups de roulis dont la mature est ébranlée. L'obscurité augmente tellement à chaque minute, que bient?t les matelots, pour saisir les cargues du petit hunier, sont obligés de chercher à tatons les manoeuvres sur lesquelles leur a dit de se ranger le capitaine, dont la voix est emportée par le sifflement du vent et le mugissement des vagues. Les hommes placés aux deux bossoirs essaient en vain de distinguer, dans les ténèbres, les navires qui, courant à contre-bord, pourraient aborder le batiment: la lame qui vient se briser sur le bossoir du vent, le couvre à chaque moment de ses flaques écumeuses. Un matelot posté en vigie sur la vergue de misaine tient aussi inutilement ses regards fixés sur l'espace, où ils se perdent avec inquiétude. Le capitaine crie de temps à autre, et dans les intervalles où il croit pouvoir se faire entendre: Veille aux bossoirs! Mais personne à bord ne peut rien apercevoir, rien découvrir même à la plus petite distance. Les heures s'écoulent dans cette pénible anxiété. Un fanal que l'on a essayé de suspendre dans la mature s'est éteint, ballotté trop violemment par la force du vent et des coups de roulis. Des cris se font entendre cependant sur l'avant: _Laisse arriver! laisse arriver!_ répète avec force le capitaine, en se précipitant sur la barre, qu'il essaie à pousser au vent: C'est un navire qui, naviguant à contre-bord, vient se jeter avec un fracas effroyable sur le batiment, qu'il aborde par la joue! Le choc renverse tout à bord; la mature tombe; l'avant du navire abordé est défoncé. Les lames s'élèvent en mugissant et submergent l'avant, qui reste englouti et qui s'apique dans la mer, en même temps que l'arrière flotte plus élevé sur les vagues qui le heurtent. En vain les plus intrépides saisissent des haches pour couper les parties du gréement qui se sont engagées dans l'abordage: tous les efforts sont inutiles, on court dans l'obscurité, les cris des deux équipages se confondent et se perdent au sein du tumulte horrible des vagues qui rugissent et des vents qui sifflent en enlevant les voiles qui claquent sur leurs vergues brisées. La mort s'offre de toutes parts aux matelots: le navire coule; ils sautent à bord du batiment qui flotte encore et qui menace
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 67
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.