La mer et les marins | Page 8

Édouard Corbière
de s'engloutir, en se heurtant sur la carcasse du navire qui a déjà disparu sous les vagues. Le batiment abordeur surnage encore cependant sans mature: il est jeté au large; on saute aux pompes, que tous les efforts des deux équipages ne peuvent franchir; et c'est dans cette position, plus cruelle peut-être cent fois qu'une mort prompte, qu'il faut attendre le jour. Heureux encore si, en apercevant ses premiers rayons, les misérables marins ne sont pas réduits à disputer leur vie à la tempête, en s'abandonnant aux flots dans une frêle chaloupe, où ils ne réussissent trop souvent qu'à prolonger leurs angoisses et leur agonie.

VI.
Les Brisants.
Les moments où l'on se sent le plus fier d'être marin sont ceux où le danger vient donner à l'aspect et à la discipline d'un batiment de guerre tout ce que l'appareil de la manoeuvre peut avoir d'imposant et tout ce que l'art nautique peut offrir de ressources. Une nuit, et cette nuit-là, je me la rappellerai toujours, un navire de guerre, sur lequel je faisais ma première campagne, se trouva engagé d'un temps fort mauvais entre des rochers que l'on rencontre dans les débouquements. La position était d'autant plus critique que le vent était assez fort pour nous empêcher de manoeuvrer avec facilité, et que l'obscurité nous permettait à peine de distinguer les récifs à vingt pieds du batiment. Le commandant, monté sur la dunette, donnait à l'officier de manoeuvre des ordres que celui-ci répétait dans un porte-voix dont le son male retentissait dans le silence de la scène la plus terrible qu'on puisse imaginer. Les lames, portées en mugissant sur les flancs du navire, allaient se rouler ensuite sur les brisants, dont la foudre nous laissait apercevoir par intervalles les bords blanchis par l'écume des flots. Tout l'équipage, rangé sur le pont, attendait avec calme et dans le plus grand silence le commandement de l'officier. Les sifflets des ma?tres venaient seuls se joindre de temps en temps au murmure du vent, qui semblait nous menacer de la mort, en hurlant dans nos cordages et dans les ralingues de nos voiles. Aussit?t un coup de tonnerre, dont tout est ébranlé, couvre le navire de soufre et de bitume; le vent saute avec violence, masque et enlève les voiles du vaisseau, qu'il déchire violemment sur leurs vergues. Une grêle épouvantable aveugle les timonniers, et ne permet plus à personne de jeter les yeux au-delà du bord. C'est dans cette position qu'il fallut attendre que ce grain, qui pouvait briser le vaisseau sur les rochers qui l'environnaient, f?t passé. Aussit?t qu'il fut éloigné, la voix de l'officier cria de hisser le petit foc, et de tenir la barre au vent. Le batiment arrive, il prend de l'aire; l'obscurité, que le nuage chargé de grêle et de foudre favorisait, diminue un peu. Une éclaircie laisse apercevoir à tout l'équipage les brisants que le vaisseau range à _l'honneur_ avec une vitesse effroyable. L'écume de la lame qui déferle sur cet écueil tombe à bord: tout le monde en est couvert; mais personne ne jette un cri, ne profère un mot dans cet instant de mort. Le porte-voix seul du lieutenant de quart fait entendre: _Attention à gouverner_! et le vaisseau, passant avec la vitesse de la foudre dans les vagues furieuses qu'il divise, fuit avec la tempête qui mena?ait de l'engloutir.

VII.
Incendie en Mer.
Comme il cingle avec grace et avec vitesse, ce navire si bien espalmé qui vient de quitter le port et qui déjà sillonne la haute mer, cette mer sans fond et sans rivage! Quel calme règne à bord et quelle confiance se peint sur les figures de ces marins et de ces passagers! Sous les larges tentes qui couvrent si élégamment ces gaillards si propres que br?lerait un soleil ardent, voyez la nonchalance des h?tes du batiment dont la proue avide est tournée vers l'Europe. Quelques matelots, perchés dans les haubans, fredonnent un chant monotone en réparant les enfléchures. Auprès des jeunes passagères assises sur des nattes africaines languissent leurs élégants compagnons de voyage, qui causent avec mystère, comme s'ils parlaient d'amour. De riches marchands, qui vingt fois ont parcouru ces mers, que les marins ont vues peut-être moins souvent qu'eux, s'entretiennent de leurs projets de fortune, de leurs rêves d'or. Près d'eux le capitaine, chef temporaire de cette famille nomade, se promène grave et fier, jetant à chaque tournée, sur le compas, des yeux vifs et pénétrants, qu'il reporte sur le _penneau_[1] que raidit le vent ou sur la voilure qu'enfle la brise frémissante.
[Note 1: Penneau, plumasseau abandonné au vent pour faire conna?tre de quel c?té vient la brise qui le soulève.]
Comment concevoir, quand le temps est si beau, que le navire est si bon, qu'un événement inattendu puisse venir troubler, d'une manière terrible, cette scène paisible, cette sécurité parfaite, cette harmonie délicieuse! Quand le
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