La maison de Claudine | Page 5

Colette
�� la biblioth��que. Avant de monter, il plie m��ticuleusement le journal le Temps, le cache sous le coussin de sa berg��re, enfouit dans une poche de son long paletot la Nature en robe d'azur. Son petit oeil cosaque, ��tincelant sous un sourcil de chanvre gris, rafle sur les tables toute provende imprim��e, qui prendra le chemin de la biblioth��que et ne reverra plus la lumi��re... Mais, bien dress��s �� cette chasse, nous ne lui avons rien laiss��...
-- Tu n'as pas vu le _Mercure de France_?
-- Non, papa.
-- Ni la _Revue Bleue_?
-- Non, papa.
Il darde sur ses enfants un oeil de tortionnaire.
-- Je voudrais bien savoir qui, dans cette maison...
Il s'��panche en sombres et impersonnelles conjectures, ��maill��es de d��monstratifs venimeux. Sa maison est devenue cette maison, o�� r��gne ce d��sordre, o�� ces enfants ?de basse extraction? professent le m��pris du papier imprim��, encourag��s d'ailleurs par cette femme...
--... Au fait, o�� est cette femme?
-- Mais, papa, elle est chez L��onore!
-- Encore!
-- Elle vient de partir...
Il tire sa montre, la remonte comme s'il allait se coucher, agrippe, faute de mieux, l'Office _de Publicit��_ d'avant-hier, et monte �� la biblioth��que. Sa main droite ��treint fortement le barreau d'une b��quille qui ��taie l'aisselle droite de mon p��re. L'autre main se sert seulement d'une canne. J'��coute s'��loigner, ferme, ��gal, ce rythme de deux batons et d'un seul pied qui a berc�� toute ma jeunesse. Mais voil�� qu'un malaise neuf me trouble aujourd'hui, parce que je viens de remarquer, soudain, les veines saillantes et les rides sur les mains si blanches de mon p��re, et combien cette frange de cheveux drus, sur sa nuque, a perdu sa couleur depuis peu... C'est donc possible qu'il ait bient?t soixante ans?...
Il fait frais et triste, sur le perron o�� j'attends le retour de ma m��re. Son petit pas ��l��gant sonne enfin dans la rue de la Roche et je m'��tonne de me sentir si contente... Elle tourne le coin de la rue, elle descend vers moi. L'Infame-Patasson -- le chien -- la pr��c��de, et elle se hate.
-- Laisse-moi, ch��rie, si je ne donne pas l'��paule de mouton tout de suite �� Henriette pour la mettre au feu, nous mangerons de la semelle de bottes... O�� est ton p��re?
Je la suis, vaguement choqu��e, pour la premi��re fois qu'elle s'inqui��te de papa. Puisqu'elle l'a quitt�� il y a une demi-heure et qu'il ne sort presque jamais... Elle le sait bien, o�� est mon p��re... Ce qui pressait davantage, c'��tait de me dire, par exemple: ?Minet-Ch��ri, tu es palotte... Minet-Ch��ri, qu'est-ce que tu as??
Sans r��pondre, je la regarde jeter loin d'elle son chapeau de jardin, d'un geste jeune qui d��couvre des cheveux gris et un visage au frais coloris, mais marqu�� ici et l�� de plis ineffa?ables. C'est donc possible -- mais oui, je suis la derni��re n��e des quatre -- c'est donc possible que ma m��re ait bient?t cinquante-quatre ans?... Je n'y pense jamais. Je voudrais l'oublier.
Le voici, celui qu'elle r��clamait. Le voici h��riss��, la barbe en bataille. Il a guett�� le claquement de la porte d'entr��e, il est descendu de son aire...
-- Te voil��? Tu y as mis le temps.
Elle se retourne, rapide comme une chatte:
-- Le temps? C'est une plaisanterie, je n'ai fait qu'aller et revenir.
-- Revenir d'o��? de chez L��onore?
-- Ah! non, il fallait aussi que je passe chez Corneau pour...
-- Pour sa t��te de cr��tin? et ses consid��rations sur la temp��rature?
-- Tu m'ennuies! J'ai ��t�� aussi chercher de la feuille de cassis chez Cholet.
Le petit oeil cosaque jette un trait aigu:
-- Ah! ah! chez Cholet!
Mon p��re rejette la t��te en arri��re, passe une main dans ses cheveux ��pais, presque blancs:
-- Ah! ah! chez Cholet! As-tu remarqu�� seulement que ses cheveux tombent, �� Cholet, et qu'on lui voit le caillou?
-- Non, je n'ai pas remarqu��.
-- Tu n'as pas remarqu��! mais non, tu n'as pas remarqu��! Tu ��tais bien trop occup��e �� faire la belle pour les godelureaux du mastroquet d'en face et les deux fils Mabilat!
-- Oh! c'est trop fort! Moi, moi, pour les deux fils Mabilat! ��coute, vraiment, je ne con?ois pas comment tu oses... Je t'affirme que je n'ai pas m��me tourn�� la t��te du c?t�� de chez Mabilat! Et la preuve c'est que...
Ma m��re croise avec feu, sur sa gorge que hausse un corset �� goussets, ses jolies mains, fan��es par l'age et le grand air. Rougissante entre ses bandeaux qui grisonnent, soulev��e d'une indignation qui fait trembler son menton d��tendu, elle est plaisante, cette petite dame ag��e, quand elle se d��fend, sans rire, contre un jaloux sexag��naire. Il ne rit pas non plus, lui, qui l'accuse �� pr��sent de ?courir le guilledou?. Mais je ris encore, moi, de leurs querelles, parce que je n'ai que quinze ans, et que je n'ai pas encore devin��, sous un sourcil de vieillard, la f��rocit�� de l'amour, et sur
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