La maison de Claudine | Page 6

Colette
par l'âge et le grand air. Rougissante entre ses
bandeaux qui grisonnent, soulevée d'une indignation qui fait trembler
son menton détendu, elle est plaisante, cette petite dame âgée, quand
elle se défend, sans rire, contre un jaloux sexagénaire. Il ne rit pas non
plus, lui, qui l'accuse à présent de «courir le guilledou». Mais je ris
encore, moi, de leurs querelles, parce que je n'ai que quinze ans, et que
je n'ai pas encore deviné, sous un sourcil de vieillard, la férocité de
l'amour, et sur des joues flétries de femme la rougeur de l'adolescence.
LA PETITE
Une odeur de gazon écrasé traîne sur la pelouse, non fauchée, épaisse,
que les jeux, comme une lourde grêle, ont versée en tous sens. Des
petits talons furieux ont fouillé les allées, rejeté le gravier sur les

plates-bandes; une corde à sauter pend au bras de la pompe; les
assiettes d'un ménage de poupée, grandes comme des marguerites,
étoilent l'herbe; un long miaulement ennuyé annonce la fin du jour,
l'éveil des chats, l'approche du dîner.
Elles viennent de partir, les compagnes de jeu de la Petite. Dédaignant
la porte, elles ont sauté la grille du jardin, jeté à la rue des Vignes,
déserte, leurs derniers cris de possédées, leurs jurons enfantins proférés
à tue-tête, avec des gestes grossiers des épaules, des jambes écartées,
des grimaces de crapauds, des strabismes volontaires, des langues tirées
tachées d'encre violette. Par-dessus le mur, la Petite -- on dit aussi
Minet-Chéri -- a versé sur leur fuite ce qui lui restait de gros rire, de
moquerie lourde et de mots patois. Elles avaient le verbe rauque, des
pommettes et des yeux de fillettes qu'on a saoulées. Elles partent
harassées, comme avilies par un après- midi entier de jeux. Ni l'oisiveté
ni l'ennui n'ont ennobli ce trop long et dégradant plaisir, dont la Petite
demeure écoeurée et enlaidie.
Les dimanches sont des jours parfois rêveurs et vides; le soulier blanc,
la robe empesée préservent de certaines frénésies. Mais le jeudi,
chômage encanaillé, grève en tablier noir et bottines à clous, permet
tout. Pendant près de cinq heures, ces enfants ont goûté les licences du
jeudi. L'une fit la malade, l'autre vendit du café à une troisième,
maquignonne, qui lui céda ensuite une vache: «Trente pistoles, bonté!
Cochon qui s'en dédit!» Jeanne emprunta au père Gruel son âme de
tripier et de préparateur de peaux de lapin. Yvonne incarna la fille de
Gruel, une maigre créature torturée et dissolue. Scire et sa femme, les
voisins de Gruel, parurent sous les traits de Gabrielle et de Sandrine, et
par six bouches enfantines s'épancha la boue d'une ruelle pauvre.
D'affreux ragots de friponnerie et de basses amours tordirent mainte
lèvre, teinte du sang de la cerise, où brillait encore le miel du goûter...
Un jeu de cartes sortit d'une poche et les cris montèrent. Trois petites
filles sur six ne savaient-elles pas déjà tricher, mouiller le pouce
comme au cabaret, asséner l'atout sur la table: «Et ratatout! Et t'as biché
le cul de la bouteille; t'as pas marqué un point!»
Tout ce qui traîne dans les rues d'un village, elles l'ont crié, mimé avec
passion. Ce jeudi fut un de ceux que fuit la mère de Minet-Chéri, retirée
dans la maison et craintive comme devant l'envahisseur.
À présent, tout est silence au jardin. Un chat, deux chats s'étirent,

bâillent, tâtent le gravier sans confiance: ainsi font-ils après l'orage. Ils
vont vers la maison, et la Petite, qui marchait à leur suite, s'arrête; elle
ne s'en sent pas digne. Elle attendra que se lève lentement, sur son
visage chauffé, noir d'excitation, cette pâleur, cette aube intérieure qui
fête le départ des bas démons. Elle ouvre, pour un dernier cri, une
grande bouche aux incisives neuves. Elle écarquille les yeux, remonte
la peau de son front, souffle «pouh!» de fatigue et s'essuie le nez d'un
revers de main.
Un tablier d'école l'ensache du col aux genoux, et elle est coiffée en
enfant de pauvre, de deux nattes cordées derrière les oreilles. Que
seront les mains, où la ronce et le chat marquèrent leurs griffes, les
pieds, lacés dans du veau jaune écorché? Il y a des jours où on dit que
la Petite sera jolie. Aujourd'hui, elle est laide, et sent sur son visage, la
laideur provisoire que lui composent sa sueur, des traces terreuses de
doigts sur une joue, et surtout des ressemblances successives,
mimétiques, qui l'apparentent à Jeanne, à Sandrine, à Aline la
couturière en journées, à la dame du pharmacien et à la demoiselle de la
poste. Car elles ont joué longuement, pour finir, les petites, au jeu de
«qu'est-ce-qu'on-sera».
-- Moi, quante je serai grande...
Habiles à singer, elles manquent d'imagination. Une sorte de sagesse
résignée, une terreur villageoise de l'aventure et de l'étranger retiennent
d'avance la petite horlogère, la fille de
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