À neuf heures du matin, au jour fixé, le prince André entra dans le
salon de réception du comte; il ne le connaissait pas personnellement,
ne l'avait jamais vu, et tout ce qu'il avait appris sur lui ne lui inspirait ni
respect ni estime:
«Il est le ministre de la guerre, il a la confiance de l'Empereur... peu
importent donc ses qualités personnelles!... Il est chargé d'examiner
mon mémoire et lui seul peut le lancer,» se disait le prince André.
À l'époque où il remplissait ses fonctions d'aide de camp, il avait assisté
aux audiences données par différents personnages haut placés, et il
avait remarqué que chacune avait son caractère particulier. Ici, elle en
avait un complètement exceptionnel. Sur toutes les figures de ceux qui
attendaient leur tour, on lisait indistinctement un sentiment général
d'embarras, auquel se mêlait un air de soumission de commande. Ceux
qui étaient les plus élevés en grade dissimulaient, sous des manières
dégagées, et en plaisantant sur eux-mêmes et sur le ministre, le malaise
qu'ils éprouvaient. D'autres restaient soucieux, d'autres riaient en
chuchotant, et en répétant tout bas le sobriquet de «Sila[1]
Andréïévitch», que l'on avait donné au ministre. Un général,
visiblement offensé d'attendre aussi longtemps, regardait autour de lui,
en se croisant négligemment les jambes, et en souriant avec dédain.
Mais dès que la porte s'ouvrit, tous les visages prirent la même
expression, celle de la crainte. Le prince André avait demandé à
l'officier de service de l'annoncer: celui-ci lui répondit ironiquement
que son tour viendrait. Un militaire dont l'air effaré et malheureux avait
frappé le prince André entra dans le cabinet du ministre, après que
quelques personnes qui y avaient été introduites en furent sorties
reconduites par l'aide de camp. Son audience fut longue: on entendit les
éclats violents d'une voix désagréable, et l'officier, pâle, les lèvres
tremblantes, en sortit et traversa le salon, la tête dans ses mains.
Ce fut le tour du prince André.
«À droite vers la fenêtre,» lui murmura-t-on à l'oreille.
Il entra dans un cabinet proprement tenu, mais sans luxe, et il vit devant
lui un homme de quarante ans environ, dont le buste trop long
supportait une tête d'une longueur également disproportionnée. Ses
cheveux étaient coupés court, ses rides fortement accusées, et ses
sourcils épais se fronçaient au-dessus de deux yeux éteints d'un vert
glauque, et d'un nez rouge qui retombait sur sa bouche. Ce personnage
tourna la tête de son côté, mais sans le regarder:
«Que demandez-vous?
--Je ne demande rien, Excellence,» dit tranquillement le prince André.
Les yeux d'Araktchéïew se levèrent:
«Asseyez-vous, vous êtes le prince Bolkonsky?
--Je ne demande rien, mais Sa Majesté l'Empereur a daigné envoyer
mon mémoire à Votre Excellence.
--Je vous ferai observer, mon très cher, que j'ai lu votre mémoire, dit
Araktchéïew en l'interrompant, et ne prononçant avec politesse que les
deux premiers mots, pour reprendre immédiatement après son ton
méprisant et grondeur. Vous proposez de nouvelles lois militaires? Il y
en a beaucoup d'anciennes, et personne ne les exécute.... Aujourd'hui
on ne fait qu'en écrire, c'est plus facile.
--C'est d'après la volonté de Sa Majesté l'Empereur que je suis venu
demander à Votre Excellence ce qu'elle compte faire de mon mémoire.
--Je l'ai envoyé au comité, en y ajoutant mon opinion... je ne l'approuve
pas, poursuivit-il en se levant; et, prenant un papier sur la table, il le
remit au prince André:--Voilà!»
En travers de la feuille était écrit au crayon, sans orthographe, et sans
ponctuation aucune: «Pas de base logique, copié sur le code militaire
français, diffère sans motif du règlement militaire!»
«Dans quel comité va-t-il être examiné?
--Dans le comité chargé de la révision du code militaire, et j'ai présenté
Votre Noblesse pour y être inscrite comme membre, mais sans
appointements.»
Le prince André sourit:
«Je n'aurais pas accepté autrement.
--Membre sans appointements, vous entendez bien... j'ai l'honneur.... Eh!
qu'y a-t-il là-bas encore?» cria-t-il en le congédiant.
V
En attendant la nouvelle officielle de sa nomination comme membre du
comité, le prince André renouvela connaissance avec les personnes au
pouvoir qui pouvaient lui être utiles. Une curiosité inquiète et
irrésistible, analogue à celle qui s'emparait de lui la veille d'une bataille,
l'entraînait vers les sphères élevées, où se combinaient les mesures qui
devaient avoir une si grande influence sur le sort de millions d'êtres; il
devinait, à l'irritation des vieux, aux efforts de ceux qui brûlaient du
désir de savoir ce qui se passait, à la réserve des initiés, à l'agitation
soucieuse de tous, au nombre infini de comités et de commissions, qu'il
se préparait à Pétersbourg, dans cette année 1809, une formidable
bataille civile, dont le général en chef était Spéransky, lequel avait pour
lui tout l'attrait de l'inconnu et du génie.
La réforme, dont il n'avait qu'une vague idée, et le grand réformateur
lui-même le préoccupaient si vivement, que
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