Les souvenirs les plus intimes, les plus chers de son
existence, défilèrent devant lui. Il revit le ciel bleu d'Austerlitz, les
reproches peints sur la figure inanimée de sa femme, sa conversation
avec Pierre sur le radeau, la petite fille ravie par la beauté de la nuit, et
cette nuit, cette lune, tout se représenta à son imagination: «Non, ma
vie ne peut être finie à trente et un ans! Ce n'est pas assez que je sente
ce qu'il y a en moi, il faut que les autres le sachent! Il faut que Pierre et
cette fillette, qui allait s'envoler dans le ciel, apprennent à me connaître!
Il faut que ma vie se reflète sur eux, et que leur vie se confonde avec la
mienne!»
Revenu de son excursion, il se décida à aller en automne à Pétersbourg,
et s'ingénia à trouver des prétextes plausibles à ce voyage. Une série de
raisons, plus péremptoires les unes que les autres, lui en démontra la
nécessité: il n'était pas même éloigné de reprendre du service; il
s'étonnait d'avoir pu douter de la part active que lui réservait encore
l'avenir. Et pourtant un mois auparavant il regardait comme impossible
pour lui de quitter la campagne, et il se disait que son expérience se
perdrait sans utilité, et serait un véritable non-sens, s'il n'en tirait pas un
parti pratique. Il ne comprenait pas comment, sur la foi d'un pauvre
raisonnement dénué de toute logique, il avait pu croire jadis que ce
serait s'abaisser, après tout ce qu'il avait vu et appris, de croire encore à
la possibilité d'être utile, à la possibilité d'être heureux et d'aimer. Sa
raison lui disait à présent le contraire: il s'ennuyait, ses occupations
habituelles ne l'intéressaient plus, et souvent, seul dans son cabinet, il
se levait, s'approchait du miroir, se regardait longuement; reportant
ensuite les yeux sur le portrait de Lise, avec ses cheveux relevés à la
grecque en petites boucles sur le front: il lui semblait que, sortant de
son cadre doré, et oubliant ses mystérieuses et suprêmes paroles, elle le
suivait des yeux avec une affectueuse curiosité et un gai sourire.
Souvent il marchait dans la chambre, les mains croisées derrière le dos,
fronçant le sourcil, ou souriant à ses visions confuses et décousues, à
Pierre, à la jeune fille de la fenêtre, au chêne, à la gloire, à la beauté de
la femme, à l'amour qui avait manqué à sa vie! Lorsqu'on venait à le
déranger pendant ses rêveries, il répondait d'une façon sèche, sévère,
désagréable, mais avec une logique serrée, comme pour s'excuser
envers lui-même du vague de ses pensées intimes, ce qui faisait dire à
la princesse Marie que les occupations intellectuelles desséchaient le
coeur des hommes.
IV
Le prince André arriva à Pétersbourg au mois d'août 1809. La gloire du
jeune Spéransky, ainsi que son énergie dans l'exécution des réformes, y
étaient à leur apogée. À cette même époque, l'Empereur s'était foulé le
pied en faisant une chute de voiture, et, obligé par suite de garder
pendant trois semaines un repos absolu, il travaillait tous les jours avec
lui. C'est alors que s'élaborèrent les deux célèbres oukases qui devaient
révolutionner la société. L'un supprimait les rangs de cour, et l'autre
réglait les examens à subir pour être nommé assesseur de collège et
conseiller d'État; de plus, il créait toute une constitution
gouvernementale, qui devait changer de fond en comble l'ordre établi
jusqu'alors dans les administrations financières, judiciaires et autres,
depuis le conseil de l'empire jusqu'au conseil communal. Les vagues
rêveries libérales que l'Empereur nourrissait en lui depuis son
avènement au trône prenaient corps peu à peu, et se réalisaient avec
l'aide de ses conseillers, Czartorisky, Novosiltsow, Kotchoubey et
Strogonow, qu'il appelait en riant: le comité de Salut public.
En ce moment, Spéransky les remplaçait tous pour la partie civile, et
Araktchéïew pour la partie militaire. Le prince André, en qualité de
chambellan, parut à la cour, et l'Empereur, sur le passage duquel il se
trouva à deux reprises, ne daigna pas l'honorer d'une parole. Il avait
toujours cru remarquer que ni sa personne ni sa figure n'étaient
sympathiques à Sa Majesté. Son soupçon fut confirmé par le regard
froid et sec qui l'enveloppa, et il apprit bientôt que l'Empereur avait été
mécontent de lui voir prendre sa retraite en 1805.
«Nos sympathies et nos antipathies ne se commandent pas, se dit le
prince André; aussi vaudra-t-il mieux ne pas lui présenter mon
mémoire sur le nouveau code militaire, mais le lui faire passer, et lui
laisser faire son chemin tout seul!» Il le soumit pourtant à un vieux
maréchal ami de son père, qui le reçut très affectueusement et lui
promit d'en parler au souverain.
Dans le courant de la semaine, le prince André fut appelé chez le
ministre de la guerre, le comte Araktchéïew.
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