La guerre et la paix, Tome II | Page 6

Leo Nikoleyevich Tolstoy
la destinée de son mémoire
n'eut plus pour lui qu'un intérêt secondaire.
Sa position personnelle lui ouvrit les cercles les plus différents et les
plus élevés de la société. Le parti des réorganisateurs l'accueillit avec
sympathie, d'abord à cause de sa réputation de haute intelligence et de
grand savoir, et ensuite du renom de libéral que lui avait valu
l'émancipation de ses paysans. Le parti des mécontents, opposé aux
réformes, crut trouver en lui un renfort; on supposa qu'il partageait les
idées de son père. Les femmes et le monde virent en lui un parti riche et
brillant, une nouvelle figure entourée d'une auréole romanesque, due à
sa mort supposée et à la fin tragique de sa femme. Ceux qui l'avaient
connu jadis trouvèrent que le temps avait singulièrement amélioré son
caractère, qu'il s'était adouci, qu'il avait perdu une bonne partie de son
affectation et de son orgueil, et qu'il avait gagné le calme que les

années seules peuvent donner.
Le lendemain de sa visite à Araktchéïew, il alla à une soirée chez le
comte Kotchoubey, lui raconta son entrevue avec «Sila Andréïévitch»,
dont Kotchoubey parlait également avec cet air de vague ironie qui
l'avait frappé dans le salon d'attente du ministre de la guerre:
«Mon cher, vous ne pourrez, même une fois là dedans, vous passer de
Michel Mikaïlovitch, c'est le grand faiseur. Je lui en parlerai, il m'a
promis de venir ce soir....
--Mais en quoi les codes militaires peuvent-ils regarder Spéransky?
demanda le prince André, dont la réflexion fit sourire le comte
Kotchoubey, qui secoua la tête, comme s'il était étonné de sa naïveté.»
--Nous avons causé de vous, de vos agriculteurs libres....
--Ah! c'est donc vous, prince, qui avez donné la liberté à vos paysans?
s'écria d'un ton déplaisant un vieux du temps de Catherine.
--C'était un tout petit bien qui ne donnait aucun revenu, répondit le
prince André, cherchant à pallier le fait pour ne pas irriter son
interlocuteur.
--Vous étiez donc bien pressé? continua celui-ci en regardant
Kotchoubey. Je me demande seulement qui labourera la terre, si on
donne la liberté aux paysans?... Croyez-moi, il est plus facile de faire
des lois que de gouverner, et je vous serais aussi bien obligé, comte, de
me dire qui l'on nommera maintenant présidents des différents
tribunaux, puisque tous doivent passer des examens?
--Mais ceux qui les subiront, je pense, répliqua Kotchoubey.
--Eh bien, voilà un exemple: Prianichnikow, n'est-ce pas, est un homme
précieux, mais il a soixante ans... faudra-t-il donc qu'il subisse aussi des
examens?
--Oui, c'est sans doute une difficulté, d'autant mieux que l'instruction

est fort peu répandue, mais...» Kotchoubey n'acheva pas, et, prenant le
prince André par le bras, il s'avança avec lui à la rencontre d'un homme
de haute taille qui venait d'entrer dans le salon. Bien que son front
énorme et chauve ne fût couvert que de quelques rares cheveux blonds,
il ne paraissait âgé que de quarante ans. Sa figure allongée, ses mains
larges et potelées se faisaient remarquer par cette blancheur mate de la
peau, qui rappelle la pâleur maladive des soldats après un long séjour à
l'hôpital. Il portait un frac bleu.
André le reconnut aussitôt et ressentit comme un choc à sa vue. Était-ce
respect, envie, ou curiosité? Il ne pouvait s'en rendre compte.
Spéransky offrait en effet un type original. Jamais André n'avait vu à
personne un aussi grand calme et une aussi grande assurance, avec des
mouvements aussi gauches et aussi nonchalants, un regard aussi doux
et en même temps aussi énergique, que dans ces yeux à demi fermés et
légèrement voilés, jamais enfin autant de fermeté dans un sourire banal!
Tel était Spéransky, le secrétaire d'État, Spéransky, le bras droit de
l'Empereur, qu'il avait accompagné à Erfurth, où plus d'une fois il avait
eu l'honneur de causer avec Napoléon.
Il promena son regard sur les personnes présentes, sans se hâter de
parler. Assuré d'avance qu'on l'écouterait, sa voix, dont le timbre calme
et mesuré avait agréablement frappé le prince André, ne s'élevait jamais
au-dessus d'un certain diapason, et il ne regardait que celui auquel il
s'adressait.
Le prince suivait chacun de ses gestes, chacune de ses paroles. Le
connaissant de réputation, il s'attendait, comme il arrive souvent à ceux
qui portent d'habitude un jugement prématuré sur leur prochain, à
trouver en lui toutes les perfections humaines.
Spéransky s'excusa auprès de Kotchoubey de n'être pas venu plus tôt,
mais il avait été retenu au palais. Il avait évité de dire: «retenu par
l'Empereur», et le prince André prit note de cette affectation de
modestie. Lorsque Kotchoubey le présenta à Spéransky, celui-ci tourna
lentement les yeux sur lui, et le regarda en silence, sans cesser de
sourire:

«Je suis charmé de faire votre connaissance, j'ai entendu beaucoup
parler de vous.»
Kotchoubey lui fit en peu de mots le récit de
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