La grande ombre | Page 5

Sir Arthur Conan Doyle
West Inch.
J'avais le coeur gros en pensant à la distance qui me séparait de ma
mère.
Remarquez, en effet, qu'un garçon de cet âge, tout en prétendant se
passer des caresses maternelles, souffre cruellement, hélas! quand on le
prend au mot.
À la fin, je n'y tins plus, et je pris la résolution de m’enfuir de l'école, et
de retourner le plus tôt possible à la maison.
Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer l'éloge et
l'admiration de tous depuis le directeur de l’école, jusqu'au dernier
élève, ce qui rendit ma vie d'écolier fort agréable et fort douce.
Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'étais tombé par une
fenêtre du second étage.
Voici comment la chose arriva:
Un soir j'avais reçu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de
l'école. Cet affront, s'ajoutant à tous mes autres griefs, fit déborder ma
petite coupe.

Je jurai, ce soir même, en enfouissant ma figure inondée de larmes sous
les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit à West Inch,
soit bien près d'y arriver.
Notre dortoir était au second étage, mais j'avais une réputation de bon
grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige.
Je n'éprouvais aucune frayeur, tout petit que j'étais, de me laisser
descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde serrée à la
cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois pieds au-dessus du
sol.
Dès lors, je ne craignais guère de ne pas pouvoir sortir du dortoir de
Birtwhistle.
J'attendis avec impatience que l'on eût fini de tousser et de remuer.
Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des gens
réveillés, eurent cessé de se faire entendre sur la longue ligne des
couchettes de bois, je me levai tout doucement, je m'habillai, et mes
souliers à la main, je me dirigeai vers la fenêtre sur la pointe des pieds.
Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors.
Le jardin s'étendait au-dessous de moi, et tout près de ma main
s'allongeait une grosse branche de poirier.
Un jeune garçon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise
d'échelle.
Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'à franchir un mur de cinq
pieds.
Après quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la maison.
J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre
branche, et j'allais m'élancer de la fenêtre, lorsque je devins tout à coup
aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais été changé en pierre.

Il y avait par-dessus la crête du mur une figure tournée vers moi.
Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette figure
dans sa pâleur et son immobilité.
La lune versait sa lumière sur elle, et les globes oculaires se mouvaient
lentement des deux côtés, bien que je fusse caché à sa vue par le rideau
que formait le feuillage du poirier.
Puis par saccades, la figure blanche s'éleva de façon à montrer le cou.
Les épaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent.
Il se mit à cheval sur la crête du mur, puis d'un violent effort, il attira
vers lui un jeune garçon à peu près de ma taille qui reprenait haleine de
temps à autre, comme s'il sanglotait.
L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles bourrues.
Puis ils se laissèrent aller tous deux par terre dans le jardin.
J'étais encore debout, et en équilibre, avec un pied sur la branche et
l'autre sur l'appui de la fenêtre, n'osant pas bouger, de peur d'attirer leur
attention, car je les voyais s'avancer à pas de loup, dans la longue ligne
d'ombre de la maison.
Tout à coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit
sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en tombant.
-- Voilà qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, vous avez
de la place.
-- Mais l'ouverture est toute bordée d'éclats, fit l'autre avec un
tremblement de frayeur.
L'individu lança un juron qui me donna la chair de poule.
-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je...

Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court halètement de douleur.
-- J'y vais, j'y vais, s'écria le petit garçon.
Mais je n'en entendis pas plus long, car la tête me tourna brusquement.
Mon talon glissa de la branche.
Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes
quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbé du cambrioleur.
Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous répondre, c'est
qu'aujourd'hui même je ne saurais dire si ce fut un accident, ou si je le
fis exprès.
Il se peut bien que pendant que je songeais à le faire, le hasard se soit
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