La grande ombre | Page 7

Sir Arthur Conan Doyle
après cela, et quand j'en sortis, j'étais moi-même devenu le coq de l'école, car j'étais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au développement musculaire de mon grand prédécesseur.
Ce fut dans l'année du jubilé que je sortis de chez Birtwhistle.
Ensuite je passai trois ans à la maison, à apprendre à soigner les bestiaux; mais les flottes et les armées étaient encore aux prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le pays.
Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais à écarter pour toujours ce nuage de notre peuple?
II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH
Quelques années auparavant, alors que j'étais un tout jeune gar?on, la fille unique du frère de mon père était venue nous faire une visite de cinq semaines.
Willie Calder s'était établi à Eyemouth comme fabricant de filets de pêche, et il avait tiré meilleur parti du fil à tisser que nous n'étions sans doute destinés à faire des genêts et des landes sablonneuses de West Inch.
Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffée d'un chapeau de cinq shillings et accompagnée d'une caisse d'effets, devant laquelle les yeux de ma mère lui sortirent de la tête comme ceux d'un crabe.
C'était étonnant de la voir dépenser sans compter, elle qui n'était qu'une gamine.
Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une belle pièce de deux pence, à laquelle il n'avait aucun droit.
Elle ne faisait pas plus de cas de la bière au gingembre que si c'e?t été de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son thé, du beurre pour son pain, tout comme si elle avait été une Anglaise.
Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-là, car j'avais peine à comprendre dans quel but elles avaient été créées.
Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pensé à elles, mais les plus petits semblaient être les plus raisonnables, car quand les gamins commen?aient à grandir, ils se montraient moins tranchants sur ce point.
Quant à nous, les tout petits, nous étions tous d'un même avis: une créature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps à colporter des histoires, et qui n'arrive même à lancer une pierre qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'était un chiffon, n'était bonne à rien du tout.
Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait qu'elles font le père et la mère en une seule personne, elles se mêlent sans cesse de nos jeux pour nous dire: ? Jimmy, votre doigt de pied passe à travers votre soulier. ? ou bien encore: ? Rentrez chez vous, sale enfant, et allez vous laver ? au point que rien qu'à les voir, nous en avions assez.
Aussi quand celle-là vint à la ferme de West Inch, je ne fus pas enchanté de la voir.
Nous étions en vacances.
J'avais alors douze ans.
Elle en avait onze.
C'était une fillette mince, grande pour son age, aux yeux noirs et aux fa?ons les plus bizarres.
Elle était tout le temps à regarder fixement devant elle, les lèvres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose d'extraordinaire, mais quand je me postais derrière elle, et que je regardais dans la même direction, je n'apercevais que l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les culottes de papa suspendues avec le reste du linge à sécher.
Puis, si elle apercevait une touffe de bruyère ou de fougère, ou n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en contemplation.
Elle s'écriait:
-- Comme c'est beau! comme c'est parfait!
On e?t dit que c'était un tableau en peinture.
Elle n'aimait pas à jouer, mais souvent je la faisais jouer au chat perché; ?a manquait d'animation, car j'arrivais toujours à l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix gar?ons.
Quand je me mettais à lui dire qu'elle n'était bonne à rien, que son père était bien sot de l'élever comme cela, elle pleurait, disait que j’étais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle ce soir même, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie.
Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus à rien de tout cela.
Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'elle avait plus d'affection pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait jamais tranquille.
Elle était toujours à me guetter, à courir après moi, et à dire alors: ? Tiens! vous êtes là! ? en faisant l'étonnée.
Mais bient?t je m’aper?us qu'elle avait aussi de bons c?tés.
Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en elle, c'étaient les histoires qu'elle savait conter.
Elle avait une peur affreuse des grenouilles.
Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je la lui
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