La foire aux vanités, Tome I | Page 8

William Makepeace Thackeray
qui pût la toucher et se
faire aimer d'elle. Mais qui aurait pu ne pas aimer Amélia?
Le bonheur, les avantages sociaux que ses jeunes compagnes avaient
sur elle livraient Rebecca aux cruels tourments de l'envie. «Voyez,
disait-elle, quels airs se donne celle-là parce qu'elle est petite-fille d'un
comte! Comme elles s'inclinent et rampent devant cette créole, et cela à
cause de ses cent mille livres! Je suis cent fois plus vive et plus
agréable que cette créature avec tout son or; ma naissance vaut bien
celle de cette petite-fille de comte, avec tous ses parchemins: et
cependant chacun ici me laisse à l'écart, tandis que chez mon père tous
ses amis manquaient les bals et les fêtes, pour venir passer la soirée
avec moi!»
Elle résolut en conséquence de s'affranchir à tout prix de la prison où
elle se trouvait. Elle se mit dès lors à travailler dans ce but et à dresser
ses plans pour l'avenir.
D'abord elle profita des moyens de s'instruire que sa position lui offrait.
Déjà musicienne et possédant bien une langue étrangère, elle parcourut
rapidement le cercle des études regardées comme nécessaires aux
dames de cette époque. Elle travaillait sans relâche la musique, et, un
jour de sortie où elle était restée à la pension, notre auguste matrone
l'entendit exécuter un morceau avec une telle perfection, qu'elle pensa
sagement pouvoir s'épargner la dépense d'un maître pour les plus

petites, et annonça à miss Sharp qu'à l'avenir elle aurait à leur enseigner
la musique.
La jeune fille refusa pour la première fois, et au grand étonnement de la
majestueuse maîtresse de pension.
«Je suis ici, dit brusquement Rebecca, pour parler français avec les
enfants, non pour leur enseigner la musique et ménager votre argent.
Payez; et je la leur apprendrai.»
Notre auguste matrone fut obligée de céder, et naturellement lui en
voulut à partir de ce jour.
«Pendant trente-cinq ans, dit-elle, je n'ai jamais vu personne oser se
révolter dans ma propre maison contre mon autorité; j'ai réchauffé une
vipère dans mon sein.
--Une vipère! vous badinez, dit miss Sharp presque pâle de
saisissement; vous m'avez prise parce que je vous étais utile. Ce n'est
point une question de reconnaissance entre nous. Je déteste cette
maison, et n'aspire qu'à la quitter. Je ne veux rien faire ici que ce que je
suis obligée d'y faire.»
La vieille dame avait beau lui demander si elle songeait bien qu'elle
parlait à miss Pinkerton, Rebecca lui riait au nez d'un air insultant et
vraiment diabolique, au point que la maîtresse de pension en eut
presque une attaque de nerfs:
«Donnez-moi de l'argent, dit la jeune fille, ou bien, si vous l'aimiez
mieux, trouvez-moi une bonne place, une bonne place de gouvernante
dans une noble famille; vous n'avez qu'à vouloir.»
Dans toutes leurs querelles subséquentes, elle en revenait toujours à cet
argument: «Trouvez-moi une position; nous ne pouvons nous sentir, et
je suis prête à vous quitter.»
La digne miss Pinkerton bien qu'elle fût décorée d'un nez à la romaine
et d'un turban, et qu'elle fût taillée comme un grenadier, ne possédait

pas cependant une volonté et une énergie égales à celles de sa jeune
pensionnaire; en vain elle lutta contre elle et chercha à l'intimider. Se
voyant une fois gourmandée par elle en public, Rebecca eut recours au
stratagème mentionné plus haut; elle répondit en français, ce qui
dérouta complétement la vieille femme. Pour maintenir l'autorité dans
la pension, il fallait écarter cette rebelle, ce monstre, ce serpent, cette
torche incendiaire. Sur ces entrefaites, miss Pinkerton, ayant appris que
la famille de sir Pitt Crawley avait besoin d'une gouvernante,
recommanda aussitôt miss Sharp pour cette place, tout monstre et tout
serpent qu'elle était. «Je n'ai rien à reprendre, pensa-t-elle, dans la
conduite de miss Sharp, si ce n'est à mon égard, et ne puis lui refuser
des connaissances et des talents accomplis. Elle ne peut que faire
honneur au système d'éducation adopté dans ma maison.» C'était ainsi
que la maîtresse de pension mettait sa conscience d'accord avec ses
recommandations, qu'elle parvenait à dégager sa parole, et que sa
pensionnaire se trouvait libre enfin. La bataille décrite ici en quelques
lignes dura naturellement plusieurs mois.
Miss Sedley avait aussi dix-sept ans et était sur le point de quitter la
pension. Par suite de l'amitié qu'elle ressentait pour miss Sharp, seul
point dans le caractère d'Amélia qui, de l'aveu de la vénérable matrone,
ne donnât pas satisfaction à sa maîtresse, elle l'invita à venir passer une
semaine chez ses parents avant de se rendre à ses devoirs de
gouvernante dans la maison où on l'attendait.
Ainsi s'ouvrait le monde pour ces deux jeunes femmes. Pour Amélia, il
se présentait comme une fleur dans tout l'éclat de sa fraîcheur et de sa
nouveauté; il n'était pas aussi nouveau pour Rebecca, car, s'il faut
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