La foire aux vanités, Tome I | Page 7

William Makepeace Thackeray
mot de mariage dans un billet
intercepté, que la marchande de pommes avait été chargée de remettre.
Mistress Crisp, appelée soudainement à Buxton, emmena avec elle son
cher fils. Mais l'idée seule qu'un vautour avait pu s'introduire parmi les
colombes de Chiswick souleva dans la poitrine de miss Pinkerton un tel
flot d'indignation, qu'elle eût renvoyé miss Sharp, si elle n'eût pas été
engagée par une parole solennelle. Malgré toutes les protestations de la
jeune personne, elle ne put jamais croire que ses entretiens avec Mr.
Crisp se fussent bornés à ceux que Rebecca avait eus sous ses yeux en
deux occasions, lorsqu'ils s'étaient rencontrés pour prendre le thé.
Auprès des grandes demoiselles de l'établissement, Rebecca Sharp
pouvait passer pour une enfant. Mais elle possédait cette désolante
expérience qu'on doit à la pauvreté. Elle avait eu affaire à plus d'un
créancier, et avait su l'éloigner de la porte de son père; elle savait
comment enjôler et mettre de bonne humeur les fournisseurs, pour
gagner de la sorte un repas de plus. D'ordinaire elle allait festoyer avec
son père, qui était très-fier de son esprit, et elle entendait les propos de
ses grossiers compagnons, souvent peu convenables pour une jeune
fille. Mais elle n'avait jamais été jeune fille, à ce qu'elle disait, et était
femme depuis huit ans. Pourquoi miss Pinkerton avait-elle admis un
oiseau si dangereux dans sa cage?

Le fait est que la vieille dame tenait Rebecca pour la plus douce
créature, tant elle avait admirablement joué son rôle d'ingénue toutes
les fois que son père l'avait conduite à Chiswick! C'était à ses yeux une
modeste et innocente petite fille. L'année qui précéda celle où elle fut
admise dans la maison, elle était alors âgée de seize ans, miss Pinkerton,
de son air le plus majestueux, et à la suite d'un petit discours, lui remit
en présent une poupée confisquée à miss Swindle, qu'on avait surprise à
faire avec elle la dînette pendant les heures de classe. Que de quolibets
échangés entre le père et la fille lorsqu'ils rentraient chez eux après une
soirée passée chez miss Pinkerton, et surtout au sujet des discours
prononcés en présence des professeurs réunis! Quelle n'eût pas été la
colère de cette bonne miss Pinkerton, si elle avait vu comme cette
petite grimacière de Rebecca la tournait en caricature à l'aide de sa
poupée! Elle avait avec elle de longs dialogues qui faisaient les délices
de Newman-Street, de Gerard-Street et de tout le quartier des artistes.
Les jeunes peintres, en venant prendre leur grog au genièvre chez leur
doyen, si bon diable et si paresseux, ne manquaient jamais de demander
à Rebecca si miss Pinkerton était à la maison; elle n'était que trop
connue d'eux, la pauvre créature! Une fois Rebecca eut l'honneur de
passer quelques jours à Chiswick; elle en remporta une Jemima,
c'est-à-dire une autre poupée à l'image de miss Jemmy. Et cependant
l'honnête fille lui avait donné en confitures et en pâtisseries de quoi
régaler trois enfants, et glissé de plus à son départ une pièce de sept
schellings. Mais l'esprit railleur de cette enfant était plus fort que la
reconnaissance, et elle sacrifia miss Jemmy avec aussi peu de pitié que
sa soeur.
Lorsque la mort lui enleva son père, La Mall s'ouvrit pour elle comme
une nouvelle famille; mais les rigides observances de la maison lui
étaient insupportables. Les prières et les repas, les leçons et les
promenades, qui avaient lieu avec une ponctuelle régularité, la
mettaient à bout de patience, et, quand elle se reportait à la vie libre et
misérable du vieil atelier de Soho, elle se prenait à le regretter. Tout le
monde, et jusqu'à elle, s'imaginait qu'elle était minée par la douleur de
la perte de son père. Dans sa petite chambre, nichée sous les combles,
ses jeunes compagnes l'entendaient marcher et sangloter pendant toute
la nuit; mais c'était de rage et non de douleur. Elle n'avait guère

dissimulé jusqu'au moment où, jetée dans l'abandon, elle apprit à
feindre. Elle s'était peu mêlée à la société des femmes. Son père, tout
relégué du monde qu'il était, ne manquait pas de talent, et sa
conversation était cent fois plus agréable que le bavardage de telle
personne de son sexe, comme elle pouvait maintenant en rencontrer. La
prétentieuse vanité de la vieille maîtresse d'école, la gaieté intempestive
de sa soeur, les conversations un peu niaises et les médisances des
grandes pensionnaires, la glaciale exactitude des maîtresses, lui
causaient un égal ennui. Si elle avait eu un coeur tendre et maternel,
cette infortunée jeune fille, elle aurait trouvé du charme et de l'intérêt
dans le babil et les confidences des petites filles qui lui étaient confiées.
Mais elle vécut avec elles deux années, et aucune ne regretta son départ.
Il n'y avait que le bon et tendre coeur d'Amélia
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