la vengeance est une mauvaise pensée, elle est au moins naturelle,
repartit Rebecca, et je ne suis pas un ange.»
Elle ne mentait pas.
On a pu, en effet, remarquer que, dans cette conversation, miss Sharp a
eu deux fois l'occasion de remercier le ciel; la première pour l'avoir
délivrée de personnes qu'elle détestait, et, en second lieu, pour lui avoir
fourni l'occasion de mettre ses ennemis dans l'embarras et de les
couvrir de confusion. Ce ne sont pas là des motifs bien légitimes de
reconnaissance envers le ciel, ni de ceux qui peuvent venir à l'esprit de
personnes d'un caractère doux et bienveillant.
Miss Rebecca n'avait rien de doux ni de bienveillant dans le caractère.
Tout le monde en usait mal avec elle, disait cette jeune misanthrope (il
vaut mieux dire misogyne, car, pour le sexe masculin, on peut déclarer
qu'elle en avait encore fort peu l'expérience); tout le monde en usait mal
à son égard, disait-elle; cependant nous sommes disposés à croire que
ces personnes de l'un ou de l'autre sexe qui sont les victimes de tout le
monde n'ont en général que ce qu'elles méritent. Le monde est un
miroir qui renvoie à chacun ses propres traits; si vous froncez le sourcil
en le regardant, il vous jette un coup d'oeil renfrogné. Riez, au contraire,
avec lui, et il se montrera bon compagnon. Avis à vous, jeunes gens,
pour régler votre choix. Si on négligeait miss Sharp, c'est qu'elle était
connue pour n'avoir jamais rendu service à personne; on ne peut pas
trouver vingt-quatre jeunes demoiselles toutes aussi aimables que
l'héroïne de ce roman, miss Sedley, choisie précisément par nous
comme la mieux douée de toutes; autrement rien au monde ne nous eût
empêché de mettre à sa place miss Swartz ou miss Crump, ou miss
Hopkins; on aurait eu tort d'espérer rencontrer chez tout le monde le
caractère doux et aimable de miss Amélia Sedley, et cette bonne
volonté à vaincre en toute circonstance les brusqueries et les rebuts de
Rebecca.
Le père de miss Sharp était artiste, et, en cette qualité, avait donné des
leçons de dessin dans la maison de miss Pinkerton. C'était un habile
homme, bon vivant, bien réjoui, mais brouillé avec le travail. Ses plus
grandes dispositions étaient à faire des dettes, et son faible le menait
toujours à la taverne. Quand il avait bu, il était dans l'usage de battre sa
femme et sa fille; et le lendemain matin, fatigué d'un grand mal de tête,
il adressait ses injures à la foule insouciante de son génie, puis
décochait ses traits non moins vifs et quelquefois bien ajustés, contre la
sottise de ses confrères les peintres. Comme il était fort mal à l'aise
pour subvenir à ses besoins, et que, dans Soho où il vivait, il devait de
l'argent à un mille à la ronde, il pensa améliorer sa position en épousant
une jeune femme, française d'origine et danseuse de profession. Miss
Sharp ne parlait jamais de l'humble condition de sa mère; mais elle
vantait beaucoup la noble et illustre famille des Entrechats, originaires
de Gascogne, et tirait vanité d'appartenir à de tels ancêtres. Il est bon de
constater que, plus elle avançait dans la vie, plus la race de cette jeune
dame gagnait en noblesse et en illustration.
La mère de Rebecca avait fait son éducation on ne sait pas bien où, et
sa fille parlait le français avec la pureté des Parisiens. C'était à cette
époque une qualité précieuse, et qui valut à Rebecca son entrée chez
l'austère miss Pinkerton; car, sa mère étant morte, son père, qui se
trouvait lui-même dans un état désespéré, écrivit à miss Pinkerton,
après sa troisième attaque de delirium tremens, une lettre pathétique où
il mettait l'orpheline sous sa protection. Peu après il descendit dans la
tombe, en laissant deux baillis se débattre sur son corps. Rebecca avait
dix-sept ans lorsqu'elle vint à Chiswick. On la traita comme une
pensionnaire à bourse entière. Elle était tenue de parler français, et
jouissait en retour de l'avantage de vivre là sans rien payer; et même,
moyennant une somme modique par an, elle recueillait des professeurs
attachés à la maison quelques bribes d'enseignement.
Petite de taille, vive de tournure, elle était pâle et avait les cheveux d'un
blond rouge. Ses yeux, ordinairement baissés, s'ouvraient si larges
lorsqu'ils vous regardaient, et prenaient une expression si singulière et
si communicative, que le révérend Mr. Crisp, tout frais sorti d'Oxford et
vicaire du ministre de Chiswick, le révérend Flowerdow, s'éprit
d'amour pour miss Sharp. Un coup d'oeil l'avait frappé à mort dans
l'église même de Chiswick, un coup d'oeil dirigé du banc des
pensionnaires au pupitre de lecture. Notre jeune passionné allait
prendre le thé chez miss Pinkerton, à laquelle il avait été présenté par sa
maman. Il avait même prononcé le
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