nos voyageurs, ou plutôt miss Sedley a quitté
ses amies; car, pour miss Sharp, elle était entrée sans bruit dans la
voiture, et personne ne gémissait de la perdre.
Sambo ferma la portière sur sa jeune maîtresse en larmes, et grimpa
derrière la voiture.
«Arrêtez! cria miss Jemima s'élançant vers la grille avec un paquet.
Voici des sandwichs, ma chère, dit-elle à Amélia; vous pourriez avoir
faim; et vous, Becky, Becky Sharp, voici un livre pour vous que ma
soeur.... c'est-à-dire que je.... c'est ce dictionnaire de Johnson, vous
savez bien; vous ne pouvez nous quitter sans cela. Bon voyage! En
route, cocher. Dieu vous bénisse!»
Cette excellente créature rentra dans le jardin, vaincue par ses émotions;
mais, au moment où le cocher fouettait les chevaux, miss Sharp
montrait sa pâle figure à la portière et lançait le livre dans le jardin.
Miss Jemima pensa s'évanouir d'épouvante.
«Ah! je n'aurais jamais cru que l'audace....»
L'émotion l'empêcha de compléter sa phrase; la voiture roulait grand
train, la grille était fermée, la cloche retentissait pour la leçon de danse.
Et maintenant que le monde s'ouvre à nos deux jeunes filles, adieu à
Chiswick Mall.
CHAPITRE II.
Où miss Sharp et miss Sedley se disposent à entrer en campagne.
A peine miss Sharp, accomplissant l'acte héroïque mentionné au dernier
chapitre, eut-elle vu le dictionnaire rouler sur le sable du petit jardin et
tomber aux pieds de l'étonnée miss Jemima, que la figure de la jeune
fille, empreinte jusqu'alors de la pâleur de la haine, laissa percer un
léger sourire qui n'était guère plus gracieux. Puis elle se jeta au fond de
la voiture, et comme dégagée d'un grand poids:
«Bon voyage à son dictionnaire, dit-elle, et, grâce à Dieu, me voici hors
de Chiswick.»
En présence de ce défi jeté si résolument, miss Sedley ne resta pas
moins interdite que miss Jemima ne l'était de son côté. Elle venait de
quitter sa pension depuis une minute au plus, et ce n'est pas dans un si
court espace de temps que se dissipent les impressions de six années.
Cela est si vrai que chez quelques personnes ces terreurs et ces effrois
du jeune âge se conservent tout le reste de la vie. Je connais, par
exemple, un vieux gentilhomme de soixante-huit ans qui me disait un
matin à déjeuner, avec toutes les apparences d'une grande agitation:
«La nuit dernière, j'ai rêvé que je recevais le fouet du docteur Raine.»
Dans la durée d'un somme, son imagination l'avait fait remonter à une
quarantaine d'années. Le docteur Raine et son paquet de verges lui
inspiraient encore à soixante-huit ans autant de terreur qu'ils lui en
avaient causé à treize. Si le docteur avec son bouleau flexible se fût
dressé devant lui en chair et en os, et bien qu'il marquât soixante et huit
à l'horloge de la vie, lui eût dit de sa voix redoutée: Allons, drôle,
mettez bas votre pantal....? Aussi miss Sedley resta toute stupéfaite de
cet acte d'insubordination.
Enfin, «qu'avez-vous fait, Rebecca? dit-elle après une pause.
--Croyez-vous donc que miss Pinkerton va sortir pour m'ordonner de
rentrer dans sa prison d'enfer, dit Rebecca en riant.
--Non, mais....
--J'exècre cette maison, continua miss Sharp emportée par sa colère;
j'espère ne jamais la revoir. Je voudrais qu'elle fût au fond de la Tamise,
et, si miss Pinkerton s'y trouvait, ce n'est certes pas moi qui irais l'y
pêcher. J'aurais plaisir à la voir au milieu de l'eau avec son turban, ses
jupes flottant à la suite, et son nez à l'avant, formant la proue du navire.
--Ciel! s'écria miss Sedley.
--Eh bien! votre nègre ira-t-il le lui dire? continua miss Rebecca en
riant; qu'il descende s'il veut, et aille conter à miss Pinkerton que je la
déteste de toute mon âme. Je voudrais qu'il en eût envie; je voudrais lui
prouver mon aversion. Depuis deux ans, je n'ai reçu de sa part
qu'insulte et outrage; j'ai été traitée par elle plus mal qu'une fille de
cuisine. Jamais mot d'affection ni d'amitié, excepté de votre part. J'étais
bonne pour soigner les petites filles de la basse classe et pour parler
français aux jeunes demoiselles, jusqu'à m'en faire prendre en dégoût
ma langue maternelle. Quant à parler français à miss Pinkerton, c'était
le plus mauvais tour qu'on pût lui jouer. Elle n'y comprenait mot, et
était trop fière pour l'avouer. C'est là, je crois, la cause de mon départ.
J'en remercie le ciel, et cela me fait aimer le français. Vive la France!
vive l'Empereur! vive Bonaparte!
--Ô Rebecca, Rebecca, quelle honte!» s'écria miss Sedley, car c'était le
plus grand blasphème qui pût sortir de la bouche de Rebecca.
Dire alors en Angleterre: «Longue vie à Bonaparte!» était comme si
l'on eût dit: «Longue vie à Lucifer!»
«Pouvez-vous bien avoir ces mauvaises pensées de vengeance et de
haine?
--Si
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