La foire aux vanités, Tome I | Page 4

William Makepeace Thackeray
elle s'attristait encore plus de quitter sa pension. Pendant
les trois jours qui précédèrent, Laura Martin ne la quittait pas plus
qu'un petit chien. Elle eut à faire et à recevoir au moins quatorze
présents, et à prendre quatorze engagements solennels d'écrire chaque
semaine.
«Envoyez-moi mes lettres sous l'enveloppe de mon grand-père le comte
de Dexter, dit miss Saltire, qui, soit dit en passant, était fort râpée.
--N'attendez pas la poste, mais écrivez-moi chaque jour, mon cher
coeur,» dit l'impétueuse mais affectionnée miss Swartz.
Et la petite Laura Martin prit la main de son amie et la regardant d'un
air sérieux:
«Amélia, dans mes lettres, je vous appellerai ma maman.»
(Eh bien, maître Jones[1], qui lisez ce livre à votre cercle, vous traitez,
j'en suis sûr, tous ces détails de bouffonneries grotesques et de
bavardage ultra-sentimental. Oui, je vous vois, maître Jones, tout réjoui,
en tête à tête avec votre morceau de mouton et votre bouteille de vin,
prendre votre crayon et écrire à la marge: Niaiseries, bavardages, etc.,
etc.... Voilà bien un de ces génies sublimes qui n'admirent que le grand,
que l'héroïque, dans la vie comme dans les romans. Dans ce cas, il fera
bien de prendre congé de nous et de tourner ses pas d'un autre côté.
Ceci dit, nous poursuivons.)
[Note 1: Ceci est un colloque entre l'auteur et le lecteur anglais. Le

lecteur français n'a donc à y voir aucune personnalité à son endroit, et
peut se livrer sans respect humain à tous les entraînements de la
sensibilité. (Note du traducteur.)]
Pendant que Sambo plaçait dans la voiture les fleurs, les présents, les
malles et les boîtes à chapeaux de miss Sedley, ainsi qu'un coffre en
cuir bien petit, bien usé, sur lequel miss Sharp avait très-proprement
attaché son carton, et que M. Sambo tendit au cocher avec une grimace
à laquelle celui-ci répondit par un rire d'intelligence, l'heure du départ
arriva.
La douleur de ces derniers moments fut moins vive, grâce à l'admirable
discours que miss Pinkerton adressa à son élève: non que ce discours de
séparation disposât Amélia à des réflexions philosophiques ou qu'il
l'eût armée de calme contre les épreuves de la vie, ce qui formait la
conclusion du discours; mais c'est qu'il était d'une épaisseur, d'une
prétention, d'un ennui qui dépassait toute limite, et miss Sedley
craignait trop sa maîtresse de pension pour laisser percer aucune
marque d'impatience. Un gâteau à l'anis, une bouteille de vin, furent
apportés dans le salon, comme aux occasions solennelles des visites de
parents. Après avoir pris sa part de ces rafraîchissements, miss Sedley
put songer à partir.
«Voulez-vous entrer, Becky, et prendre congé de miss Pinkerton? dit
miss Jemima à une jeune fille à laquelle personne ne faisait attention, et
qui descendait l'escalier, tenant à la main son carton à bonnets.
--Je le dois,» dit miss Sharp avec un grand calme et au grand
étonnement de miss Jemima.
Puis elle frappa à la porte, et, ayant reçu la permission d'entrer, elle
s'avança sans la moindre hésitation et dit en français, avec la plus
grande pureté d'accent: Mademoiselle, je viens vous faire mes adieux.
Miss Pinkerton ne comprenait rien au français, bien qu'elle dirigeât des
élèves qui l'entendaient. Elle se mordit les lèvres, releva sa vénérable
face ornée d'un nez à l'antique, et au sommet de laquelle se dessinait un
large et majestueux turban.

«Miss Sharp, dit-elle, je vous souhaite le bonjour.»
Et, en parlant, la Sémiramis d'Hammersmith allongeait le bras comme
en signe d'adieu et pour donner à miss Sharp l'occasion de serrer un des
doigts de sa main, qui resta en route dans ce dessein.
Miss Sharp retira la main avec un sourire glacial et une profonde
révérence, et refusa l'honneur qu'on voulait lui faire. A ce mouvement,
le turban de la Sémiramis éprouva une secousse d'indignation telle qu'il
n'en ressentit jamais de pareille. Dans le fait, c'était une petite lutte
entre la jeune personne et la vieille matrone, et celle-ci avait le dessous.
«Le ciel vous bénisse, mon enfant! dit-elle en embrassant Amélia et en
lançant un regard flamboyant à miss Sharp par-dessus l'épaule de la
jeune fille.
--Sortez vite, Becky,» dit miss Jemima tout en émoi à la jeune personne,
en la poussant hors du salon.
Et la porte se referma sur elle pour toujours.
Dans la cour commencèrent les scènes déchirantes du départ; les mots
nous manquent pour une telle peinture. Tous les domestiques étaient
réunis, toutes les bonnes amies, toutes les jeunes pensionnaires, et
jusqu'au maître de danse qui venait d'arriver. Ce n'étaient que plaintes,
embrassades, larmes et lamentations, sans oublier les crises nerveuses
de miss Swartz, l'élève en chambre, qui, de sa fenêtre se livrait à des
transports que la plume désespère de retracer; un coeur sensible saura
gré qu'on lui fasse grâce de ces détails.
Les adieux sont finis, et
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