La foire aux vanités, Tome I | Page 3

William Makepeace Thackeray
père de miss Sedley était un marchand de Londres qui vivait dans
une certaine aisance. Quant à miss Sharp, c'était une élève reçue
gratuitement, pour laquelle miss Pinkerton pensait avoir déjà bien assez
fait, sans lui accorder encore à son départ la haute faveur du
dictionnaire.
Les lettres des maîtresses de pension ont droit à peu près à autant de
confiance que les épitaphes des cimetières. Cependant, de même qu'il
se trouve parfois au nombre des personnes défuntes un mort qui mérite
réellement les éloges que le marbrier prodigue à ses os, un mort qui fut
bon chrétien, bon père, bon fils, bon époux et qui, au moment de son
décès, laisse une famille inconsolable pour pleurer sa perte, de même,
dans les institutions de garçons comme de filles, on peut de temps à
autre mettre la main sur un élève vraiment digne des éloges que lui
accorde un maître désintéressé. Et certes, miss Amélia Sedley était un
de ces rares sujets, et méritait non-seulement tout ce que miss Pinkerton
disait à sa louange, mais encore elle avait nombre de charmantes
qualités que notre solennelle et vieille matrone ne pouvait apercevoir,
par suite de la différence d'âge et de rang, qui existait entre elle et son
élève.
C'était beaucoup de chanter comme un rossignol ou comme mistress
Bellington, de danser comme Hillisberg ou Parisot, de broder comme
une fée, de mettre l'orthographe comme un dictionnaire; mais elle
possédait surtout un coeur si bon, si enjoué, si tendre, si aimable, si
généreux, qu'elle gagnait l'affection de tous ceux qui l'approchaient,
depuis la respectable matrone jusqu'à la moindre laveuse, jusqu'à la

fille de la marchande de gâteaux, pauvre femme borgne qui avait
l'autorisation de vendre sa marchandise une fois par semaine aux
demoiselles de La Mall. Amélia comptait douze amies de coeur, douze
intimes sur ses vingt-quatre compagnes. L'envieuse miss Briggs
elle-même n'avait jamais laissé échapper une mauvaise parole sur son
compte. La haute et puissante miss Saltire, petite-fille de lord Dexter,
lui trouvait une figure distinguée: et quant à miss Swartz, la riche
créole de Saint-Kitt, à l'épaisse chevelure, elle eut un tel accès de
larmes qu'on fut obligé d'envoyer chercher le docteur Floss et de
l'inonder de vinaigre aromatique. Miss Pinkerton lui témoignait un
attachement calme et digne, comme on peut penser, d'après la haute
position et les éminentes vertus de cette dame. Quant à miss Jemima,
elle avait déjà senti ses yeux se gonfler à plusieurs reprises à la pensée
du départ d'Amélia, et n'eût été la crainte de sa soeur, elle se serait
laissée aller à des crises violentes comme l'héritière de Saint-Kitt, qui
payait d'ailleurs double pension. Un tel luxe de douleur ne pouvait se
permettre qu'à des pensionnaires en chambre. Pour l'honnête Jemima,
qui avait à veiller aux notes, au blanchissage, au raccommodage, à la
fabrication des puddings, à l'argenterie et à la vaisselle.... Mais à quoi
bon parler d'elle? car il est probable que nous ne la retrouverons plus
d'ici au dénoûment, et quand la grille de fer se sera fermée sur elle et
sur sa vénérable soeur, elles ne sortiront guère de leur retraite pour
venir se mêler aux personnages de ce récit.
Nos rapports devant être des plus fréquents avec Amélia, il n'est pas
inutile de dire, dès cette première entrevue, que c'était une nature douce
et bonne par excellence. C'est un grand bonheur, dans la vie et dans ce
roman qui abonde surtout en scélérats de la plus noire espèce, d'avoir
en notre compagnie une si honnête et si bonne personne. Mais comme
ce n'est point une héroïne, je me dispenserai de faire son portrait, car en
vérité j'aurais peur que son nez ne fût un peu trop court, que ses joues
ne fussent un peu trop pleines et trop colorées pour cet emploi. Quoi
qu'il en soit, on voyait sur sa figure s'épanouir les roses de la santé, et
sur ses lèvres les plus frais sourires. Elle avait des yeux où pétillait la
gaieté la plus vive et la plus franche, excepté toutefois lorsqu'ils se
remplissaient de larmes; et c'était bien trop souvent, car cette naïve
créature aurait éclaté en sanglots pour la mort de son serin, pour une

souris que le chat aurait étranglée au passage, ou pour une parole de
réprimande, s'il se fût trouvé des gens d'un coeur assez dur pour lui en
faire. Miss Pinkerton, cette rigide et irréprochable personne, avait cessé
bien vite de la gronder, quoiqu'elle ne s'entendît guère plus en
sensibilité qu'en algèbre; elle avait recommandé particulièrement à tous
les maîtres de traiter miss Sedley avec la plus grande douceur. De la
sévérité avec elle n'eût été qu'injustice.
Aussi, quand vint le jour du départ, miss Sedley, toujours entre le rire et
les pleurs, se trouva fort embarrassée. Elle se réjouissait de retourner
chez elle, et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 187
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.