La foire aux vanités, Tome I | Page 5

William Makepeace Thackeray
que ma soeur.... c'est-à-dire que je.... c'est ce dictionnaire de Johnson, vous savez bien; vous ne pouvez nous quitter sans cela. Bon voyage! En route, cocher. Dieu vous bénisse!?
Cette excellente créature rentra dans le jardin, vaincue par ses émotions; mais, au moment où le cocher fouettait les chevaux, miss Sharp montrait sa pale figure à la portière et lan?ait le livre dans le jardin.
Miss Jemima pensa s'évanouir d'épouvante.
?Ah! je n'aurais jamais cru que l'audace....?
L'émotion l'empêcha de compléter sa phrase; la voiture roulait grand train, la grille était fermée, la cloche retentissait pour la le?on de danse. Et maintenant que le monde s'ouvre à nos deux jeunes filles, adieu à Chiswick Mall.

CHAPITRE II.
Où miss Sharp et miss Sedley se disposent à entrer en campagne.
A peine miss Sharp, accomplissant l'acte héro?que mentionné au dernier chapitre, eut-elle vu le dictionnaire rouler sur le sable du petit jardin et tomber aux pieds de l'étonnée miss Jemima, que la figure de la jeune fille, empreinte jusqu'alors de la paleur de la haine, laissa percer un léger sourire qui n'était guère plus gracieux. Puis elle se jeta au fond de la voiture, et comme dégagée d'un grand poids:
?Bon voyage à son dictionnaire, dit-elle, et, grace à Dieu, me voici hors de Chiswick.?
En présence de ce défi jeté si résolument, miss Sedley ne resta pas moins interdite que miss Jemima ne l'était de son c?té. Elle venait de quitter sa pension depuis une minute au plus, et ce n'est pas dans un si court espace de temps que se dissipent les impressions de six années. Cela est si vrai que chez quelques personnes ces terreurs et ces effrois du jeune age se conservent tout le reste de la vie. Je connais, par exemple, un vieux gentilhomme de soixante-huit ans qui me disait un matin à déjeuner, avec toutes les apparences d'une grande agitation: ?La nuit dernière, j'ai rêvé que je recevais le fouet du docteur Raine.? Dans la durée d'un somme, son imagination l'avait fait remonter à une quarantaine d'années. Le docteur Raine et son paquet de verges lui inspiraient encore à soixante-huit ans autant de terreur qu'ils lui en avaient causé à treize. Si le docteur avec son bouleau flexible se f?t dressé devant lui en chair et en os, et bien qu'il marquat soixante et huit à l'horloge de la vie, lui e?t dit de sa voix redoutée: Allons, dr?le, mettez bas votre pantal....? Aussi miss Sedley resta toute stupéfaite de cet acte d'insubordination.
Enfin, ?qu'avez-vous fait, Rebecca? dit-elle après une pause.
--Croyez-vous donc que miss Pinkerton va sortir pour m'ordonner de rentrer dans sa prison d'enfer, dit Rebecca en riant.
--Non, mais....
--J'exècre cette maison, continua miss Sharp emportée par sa colère; j'espère ne jamais la revoir. Je voudrais qu'elle f?t au fond de la Tamise, et, si miss Pinkerton s'y trouvait, ce n'est certes pas moi qui irais l'y pêcher. J'aurais plaisir à la voir au milieu de l'eau avec son turban, ses jupes flottant à la suite, et son nez à l'avant, formant la proue du navire.
--Ciel! s'écria miss Sedley.
--Eh bien! votre nègre ira-t-il le lui dire? continua miss Rebecca en riant; qu'il descende s'il veut, et aille conter à miss Pinkerton que je la déteste de toute mon ame. Je voudrais qu'il en e?t envie; je voudrais lui prouver mon aversion. Depuis deux ans, je n'ai re?u de sa part qu'insulte et outrage; j'ai été traitée par elle plus mal qu'une fille de cuisine. Jamais mot d'affection ni d'amitié, excepté de votre part. J'étais bonne pour soigner les petites filles de la basse classe et pour parler fran?ais aux jeunes demoiselles, jusqu'à m'en faire prendre en dégo?t ma langue maternelle. Quant à parler fran?ais à miss Pinkerton, c'était le plus mauvais tour qu'on p?t lui jouer. Elle n'y comprenait mot, et était trop fière pour l'avouer. C'est là, je crois, la cause de mon départ. J'en remercie le ciel, et cela me fait aimer le fran?ais. Vive la France! vive l'Empereur! vive Bonaparte!
--? Rebecca, Rebecca, quelle honte!? s'écria miss Sedley, car c'était le plus grand blasphème qui p?t sortir de la bouche de Rebecca.
Dire alors en Angleterre: ?Longue vie à Bonaparte!? était comme si l'on e?t dit: ?Longue vie à Lucifer!?
?Pouvez-vous bien avoir ces mauvaises pensées de vengeance et de haine?
--Si la vengeance est une mauvaise pensée, elle est au moins naturelle, repartit Rebecca, et je ne suis pas un ange.?
Elle ne mentait pas.
On a pu, en effet, remarquer que, dans cette conversation, miss Sharp a eu deux fois l'occasion de remercier le ciel; la première pour l'avoir délivrée de personnes qu'elle détestait, et, en second lieu, pour lui avoir fourni l'occasion de mettre ses ennemis dans l'embarras et de les couvrir de confusion. Ce ne sont pas là des motifs bien légitimes de reconnaissance envers le ciel, ni de ceux qui peuvent venir à
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