La foire aux vanités, Tome I | Page 6

William Makepeace Thackeray
l'esprit de personnes d'un caractère doux et bienveillant.
Miss Rebecca n'avait rien de doux ni de bienveillant dans le caractère. Tout le monde en usait mal avec elle, disait cette jeune misanthrope (il vaut mieux dire misogyne, car, pour le sexe masculin, on peut déclarer qu'elle en avait encore fort peu l'expérience); tout le monde en usait mal à son égard, disait-elle; cependant nous sommes disposés à croire que ces personnes de l'un ou de l'autre sexe qui sont les victimes de tout le monde n'ont en général que ce qu'elles méritent. Le monde est un miroir qui renvoie à chacun ses propres traits; si vous froncez le sourcil en le regardant, il vous jette un coup d'oeil renfrogné. Riez, au contraire, avec lui, et il se montrera bon compagnon. Avis à vous, jeunes gens, pour régler votre choix. Si on négligeait miss Sharp, c'est qu'elle était connue pour n'avoir jamais rendu service à personne; on ne peut pas trouver vingt-quatre jeunes demoiselles toutes aussi aimables que l'héro?ne de ce roman, miss Sedley, choisie précisément par nous comme la mieux douée de toutes; autrement rien au monde ne nous e?t empêché de mettre à sa place miss Swartz ou miss Crump, ou miss Hopkins; on aurait eu tort d'espérer rencontrer chez tout le monde le caractère doux et aimable de miss Amélia Sedley, et cette bonne volonté à vaincre en toute circonstance les brusqueries et les rebuts de Rebecca.
Le père de miss Sharp était artiste, et, en cette qualité, avait donné des le?ons de dessin dans la maison de miss Pinkerton. C'était un habile homme, bon vivant, bien réjoui, mais brouillé avec le travail. Ses plus grandes dispositions étaient à faire des dettes, et son faible le menait toujours à la taverne. Quand il avait bu, il était dans l'usage de battre sa femme et sa fille; et le lendemain matin, fatigué d'un grand mal de tête, il adressait ses injures à la foule insouciante de son génie, puis décochait ses traits non moins vifs et quelquefois bien ajustés, contre la sottise de ses confrères les peintres. Comme il était fort mal à l'aise pour subvenir à ses besoins, et que, dans Soho où il vivait, il devait de l'argent à un mille à la ronde, il pensa améliorer sa position en épousant une jeune femme, fran?aise d'origine et danseuse de profession. Miss Sharp ne parlait jamais de l'humble condition de sa mère; mais elle vantait beaucoup la noble et illustre famille des Entrechats, originaires de Gascogne, et tirait vanité d'appartenir à de tels ancêtres. Il est bon de constater que, plus elle avan?ait dans la vie, plus la race de cette jeune dame gagnait en noblesse et en illustration.
La mère de Rebecca avait fait son éducation on ne sait pas bien où, et sa fille parlait le fran?ais avec la pureté des Parisiens. C'était à cette époque une qualité précieuse, et qui valut à Rebecca son entrée chez l'austère miss Pinkerton; car, sa mère étant morte, son père, qui se trouvait lui-même dans un état désespéré, écrivit à miss Pinkerton, après sa troisième attaque de delirium tremens, une lettre pathétique où il mettait l'orpheline sous sa protection. Peu après il descendit dans la tombe, en laissant deux baillis se débattre sur son corps. Rebecca avait dix-sept ans lorsqu'elle vint à Chiswick. On la traita comme une pensionnaire à bourse entière. Elle était tenue de parler fran?ais, et jouissait en retour de l'avantage de vivre là sans rien payer; et même, moyennant une somme modique par an, elle recueillait des professeurs attachés à la maison quelques bribes d'enseignement.
Petite de taille, vive de tournure, elle était pale et avait les cheveux d'un blond rouge. Ses yeux, ordinairement baissés, s'ouvraient si larges lorsqu'ils vous regardaient, et prenaient une expression si singulière et si communicative, que le révérend Mr. Crisp, tout frais sorti d'Oxford et vicaire du ministre de Chiswick, le révérend Flowerdow, s'éprit d'amour pour miss Sharp. Un coup d'oeil l'avait frappé à mort dans l'église même de Chiswick, un coup d'oeil dirigé du banc des pensionnaires au pupitre de lecture. Notre jeune passionné allait prendre le thé chez miss Pinkerton, à laquelle il avait été présenté par sa maman. Il avait même prononcé le mot de mariage dans un billet intercepté, que la marchande de pommes avait été chargée de remettre. Mistress Crisp, appelée soudainement à Buxton, emmena avec elle son cher fils. Mais l'idée seule qu'un vautour avait pu s'introduire parmi les colombes de Chiswick souleva dans la poitrine de miss Pinkerton un tel flot d'indignation, qu'elle e?t renvoyé miss Sharp, si elle n'e?t pas été engagée par une parole solennelle. Malgré toutes les protestations de la jeune personne, elle ne put jamais croire que ses entretiens avec Mr. Crisp se fussent bornés à ceux que Rebecca avait eus sous ses
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