conducteur confus, et s'assurant qu'il n'était pas
blessé.
--Allons, leste! dit l'autre, en ramassant sur la neige, un objet qu'il avait
sans doute laissé échapper et que Pierre Morlaix crut être un pistolet.
Ils reprirent leur place et se remirent en route. Mais au coin de la rue
Sainte-Catherine, l'inconnu posa sa main sur l'épaule de Pierre Morlaix:
--Voici un louis. Attends-moi ici; tu me ramèneras.
Ce disant, il sautait à terre, et disparaissait derrière un pâté de maisons.
Séduit par la générosité de son passager (afin de nous servir du terme
local), Pierre l'attendit patiemment jusqu'au petit jour. A la fin, lassé de
fumer des pipes, de s'agiter le corps, les pieds et les bras pour
s'échauffer, il résolut de rentrer ses chevaux à leur écurie. Ensuite,
avant de se coucher, il voulut nettoyer son traîneau. Mais quelle fut sa
surprise de trouver sur le coussin un petit portefeuille de maroquin noir!
Pierre l'ouvrit sans scrupule, en marmottant:
--C'est ce monsieur qui, sans doute, l'aura oublié! il ne manquera pas de
le réclamer, et on le lui rendra.
Le portefeuille contenait vingt bills de cinquante piastres chacun et un
billet, sans adresse et sans signature, ainsi conçu:
«Il ne tient qu'à vous de vous en assurer si vous le désirez. Il est chez
elle.»
--Ça ne m'apprend pas grand'chose, dit le charretier en serrant le
portefeuille dans la poche de son capot.
II
A l'époque où commence cette histoire, Montréal était loin d'occuper
l'étendue qu'il embrasse maintenant. Le faubourg Québec, si peuplé
aujourd'hui, ne comptait guère que quelques maisonnettes éparpillées à
travers de vastes prairies marécageuses et sillonnées de ruisseaux. Sur
l'emplacement du pâté actuellement borné par les rues Sainte-Catherine
et Dorchester, Beaudry et de la Visitation, s'élevait une cahute en bois,
appuyée contre quelques hangars et chantiers de la plus chétive
apparence.
Cette cahute n'avait qu'un étage; autour régnait une galerie délabrée à
laquelle on arrivait par un escalier de quatre marches. Le toit, couvert
en bardeaux, se projetait en forme d'auvent au-dessus de la galerie et
l'abritait tant bien que mal. Il était surmonté d'une lucarne-demoiselle,
alors à demi enterrée sous la neige. La façade de la masure donnait au
sud; elle possédait deux fenêtres et une porte basse ouverte à l'extrémité
gauche vis-à-vis de l'escalier. Devant cette maison s'étendait la cour,
ceinte d'une palissade en souches d'érable, grossièrement empilées les
unes sur les autres. Des tas de fumiers, revêtus d'une épaisse couche de
glace, et un poulailler, composaient les principaux ornements de la cour,
où l'on pénétrait par une frêle barrière, retenue avec des liens d'osier en
guise de gonds et fermant au moyen d'une corde qu'on nouait à une
cheville fichée dans un montant disposé à cet effet.
La maison appartenait à une vieille femme. Habitation et habitante
jouissaient d'une mauvaise réputation. Dans le voisinage on n'en parlait
qu'avec terreur. Ceux que leurs affaires obligeaient à passer près de la
résidence de la mère Guilloux, ne manquaient jamais de se signer, et le
nom seul de la maritorne suffisait pour imposer silence aux enfants
criards.
La mère Guilloux n'avait plus d'âge. On la disait veuve d'un matelot,
que nul n'avait connu. Quand à elle, c'était une grande femme, sèche,
osseuse, d'un aspect repoussant. Son visage ressemblait assez à une
peau de parchemin desséchée, plissée, recroquevillée par la chaleur.
Pommettes, maxillaires, saillissaient affreusement. Le front était étroit
aux tempes, bas, déprimé, en grande partie caché par des mèches de
cheveux blanc-sale qui s'échappaient d'un bonnet d'indienne dont la
couleur primitive avait disparu depuis longtemps sous un triple enduit
de graisse. De petits yeux ronds, forés en trous de vrille, un nez écrasé,
aplati comme par un coup de marteau, une bouche énorme, dépouillée
de sa lèvre supérieure et laissant à nu quelques crocs jaunâtres, un
menton couturé par une cicatrice cruciale, aux bords de laquelle avaient
crû des touffes de poils gris, achevaient de justifier l'effroi superstitieux
que cette hideuse créature répandait autour de sa personne et de sa
propriété.
D'où venait la mère Guilloux? Problème!
Dix ans auparavant elle s'était installée dans la baraque que nous avons
décrite, après l'avoir achetée à un pêcheur, et depuis lors elle y vivait
Quels étaient ses moyens d'existence? Autre problème aussi insoluble
que le premier.
Les commères du quartier prétendaient bien que la mère Guilloux
entretenait doux commerce d'amitié avec le diable, et qu'elle devait à
l'esprit malin les beaux louis d'or que chaque semaine elle échangeait
au marché contre les primeurs de la saison; mais le diable est
ordinairement un pauvre hère, plus chargé de conscience que de
piastres, et nous doutons que malgré sa prétendue tendresse pour l'âme
de la mère Guilloux il eût été capable de se constituer le
banquier-pourvoyeur de son estomac.
Comment la mère Guilloux employait-elle ses journées? Troisième
mystère qu'aucun Oedipe n'avait pu percer.
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