La fille du pirate | Page 5

Émile Chevalier
Bartholo.
Passant du composé au simple, de l'entier à la fraction, nous allons, si le
lecteur y consent, nous transporter sur la place Notre-Dame, à Montréal,
et esquisser en deux traits de plume le conducteur de voitures publiques
canadien.
Partout ailleurs qu'au Canada, le conducteur de voitures publiques, tout
en conservant son cachet primordial, a su marcher avec le progrès.
Mais ici il n'a pas bougé d'une seule ligne. Tandis qu'en Angleterre, en
France, etc., il s'aristocratisait, sur les bords du Saint-Laurent, il
demeurait fidèle aux traditions de nos aïeux. Aussi se moque-t-il de ses
prétentieux confrères d'outre-Atlantique qui se font appeler cocher, et
n'ambitionne-t-il que l'antique appellation de charretier. Ce non

vénérable, il l'aime, il le chérit, il le respecte comme titre de noblesse.
Malheur à qui le lui contesterait!
Si maintenant nous délaissons encore une fois le champ banal des
généralités pour celui des particularités, si nous exilons l'entier pour
patronner l'unité, nous vous apprendrons que Pierre Morlaix était
charretier de profession, qu'il stationnait d'ordinaire sur la place
Notre-Dame, devant l'église, qu'il marquait vingt-six ans, n'était pas
beau garçon, mais possédait en revanche les plus belles bêtes de toute
la paroisse de Montréal. C'étaient deux chevaux bais-bruns, à la robe
soyeuse et luisante, aux longues balsanes blanches, portant haut la tête,
trottant vite et menu, pas «malins en toute», comme disait leur maître,
et faisant cinquante milles sans se fatiguer. Je vous laisse à penser si
Pierre Morlaix était vain de son attelage! Vraiment il fallait le voir assis
sur le siège de sa calèche, doublée d'étoffe gauffrée, il fallait le voir
brûlant le pavé de la grande rue Saint-Jacques, par un beau jour d'été, il
fallait voir avec quelle célérité il vous emportait les partis, le dimanche,
à Monkland! Et l'hiver donc! Ah! l'hiver était le bon temps de notre ami.
Dès que la neige étendait sa nappe de duvet sur la ville et les
campagnes, Pierre remisait sa calèche, l'emmaillotait tendrement dans
une housse de cuir imperméable et sortait son sleigh! Un superbe
traîneau, ma foi, en velours cramoisi et tout drapé de splendides
pelleteries qui retombaient jusqu'à terre! Il en avait fait des jaloux, ce
sleigh-là! Les charretiers de la place Notre-Dame, de la place
Jacques-Cartier, du Marché-à-foin, se mangeaient-ils la langue chaque
fois qu'ils apercevaient sa coque élégante rasant avec la rapidité d'une
locomotive le sol argenté de concrétions cristallines. Dans leur
envieuse fureur, quelques-uns n'avaient-ils pas comploté la perte du joli
traîneau! Oui; mais Pierre, Morlaix était un rude gars! Il avait
découvert la conjuration, fustigé d'importance les conspirateurs et son
traîneau jouissait de l'estime publique. A peine arrivé à son poste le
matin, il était retenu! Nul n'avait souvenance qu'il fût resté dix minutes
inoccupé. Le samedi soir on l'assurait pour le lendemain, on se le
disputait, et maître Pierre, afin de contenter tout le monde, le mettait
généreusement à l'enchère! Alors, le traîneau montait, montait, montait!
Les têtes s'échauffaient et souvent la location était adjugée sur une offre
de quinze dollars. Pierre faisait claquer sa langue contre son palais; le

gagnant jetait sur ses antagonistes un coup d'oeil de défi, et la foule,
que ces scènes hebdomadaires ne manquaient jamais d'amasser, battait
des mains.
Tel était Pierre Morlaix, ses deux coursiers, Carillon, la Brune et son
sleigh, lorsque, par une nuit de janvier 18..., comme le brave phaéton
revenait d'une course dans Griffinton, il fut frappé par cette
interpellation significative:
--Ohé!
Pierre ralentit l'allure de ses chevaux, se retourna, et à la lueur du
réverbère voisin, aperçut un individu, embossé dans un ample manteau,
à collet relevé, et coiffé d'un casque[1] en fourrure.
[Note 1: Tel est le nom que les Canadiens-Français donnent à leur
coiffure d'hiver.]
--Approche! fit ce personnage d'un ton bref.
Le charretier avança sa voiture près du trottoir, et dit:
--Embarquez.
L'inconnu sauta dans le traîneau, ramena soigneusement sur lui la robe
de boeuf, bordée d'une bande écarlate.
--Où va-t-on, monsieur? demanda Pierre.
--Faubourg Québec, et promptement!
Ces mots étaient à peine prononcés que Carillon et la Brune dévoraient
l'espace avec la vitesse du vent.
Le froid était sec, la neige grinçait sous les patins du sleigh et des
narines des chevaux s'élevait un nuage de vapeur blanchâtre, qui
tranchait sur les teintes bleues, projetées par le firmament, nacré de
perles étincelantes.

--Quelle rue? dit Pierre, en franchissant la place Dalhousie.
--Rue de la Visitation.
--Quel numéro?
--Marche. Je t'avertirai quand je voudrai descendre.
Habitué au caprice de ses pratiques, le charretier poursuivit droit son
chemin jusqu'à la rue de la Visitation qu'il enfila trop brusquement, car
le traîneau s'accrocha à une borne et se renversa sur le côté.
Heureusement les chevaux s'arrêtèrent d'eux-mêmes; mais Pierre fut
lancé au milieu de la voie, ainsi que son voyageur.
--Maladroit! s'écria celui-ci, en sa relevant. Ne pouvais-tu faire
attention?
--Excusez, balbutia le
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 67
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.