ses
souvenirs.
C'est Charles, c'est le fils de l'armateur marseillais!
Et toujours l'onde clapote à petit bruit autour du brick et forme de
légères franges d'écume, qui vont se dégradant peu à peu et finissent
par se fondre dans le bleu de la plaine liquide.
IX
Oui, c'était Charles.
Notre brave jeune homme n'avait pas été grièvement blessé. A son
évanouissement il devait la vie; car un lambeau de toile étant tombé sur
son corps, peu après sa chute, et l'ayant recouvert, les forbans n'avaient
plus pris attention à lui.
En recouvrant la connaissance, il se sentit très-faible, mais, à mesure
que ses forces revenaient, sa mémoire se faisait jour.
Il se traîna à sa cabine, où par bonheur il trouva quelques provisions
négligées par les bandits.
Il mangea modérément et retourna se coucher sur le couronnement.
Deux jours après, un bateau-pilote le recueillait et le transportait à
Halifax.
Il écrivit aussitôt à son père.
La perte successive de plusieurs bâtiments avait ruiné celui-ci, qui
répondit qu'il partait pour les Grandes-Indes afin d'y tenter fortune.
Désormais Charles était sans ressources. Mais il était plein de force et
d'énergie. L'adversité le trouva inébranlable.
S'étant rendu à Québec, il y entreprit un petit commerce et se maria
avec une Canadienne.
Elle était belle et aimante. Durant quelques années, Charles jouit d'une
félicité sans nuages.
Par malheur, le sort, acharné à sa poursuite, lui ménageait un dernier
coup.
Sa femme le rendit père et mourut dans les douleurs de l'enfantement.
C'en était trop!
Charles ne put survivre à son affliction. Bientôt il suivait son épouse au
tombeau et laissait sur cette terre de souffrance une orpheline, nommée
Angèle.
Angèle avait sur l'épaule gauche une tache de rousseur, ayant la forme
d'un papillon.
PREMIÈRE PARTIE
LE CHARRETIER
I
Prenez-le à Londres, à Paris, à Rome, à Madrid, à Lisbonne, à Vienne,
à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à New-York, à Québec ou à Montréal, et
le conducteur de voitures publiques sera toujours le même--un type
unique. Il est à la fois l'être le plus remuant et le plus pacifique de la
terre. Sa gaîté est inaltérable, sa docilité à l'épreuve, sa discrétion
proverbiale. Causeur par tempérament, il sait se rendre muet comme
Harpocrate. Aussi curieux qu'une femme, il compte la prudence parmi
ses premières qualités. Observateur pénétrant, sa finesse ne trahit
jamais le résultat de ses investigations. Vif jusqu'à l'excès, il est d'une
patience angélique, s'il le faut. Têtu comme une mule de la
Sierra-Morena, on ne l'a point encore vu résister aux flatteries d'un
louis. Ennemi juré de la police, il est à tu et à toi avec ses agents. Enfin,
soit qu'il reste stationnaire, soit qu'il marche, soit qu'il trotte, soit qu'il
galope, soit qu'il vole, le conducteur de voitures publiques est le
factotum de la société. Que de services n'a-t-il pas rendus? Que de
services ne rend-il pas et ne rendra-t-il pas? On devrait lui voter des
médailles, lui attacher des décorations sur la poitrine, lui ériger des
statues! Mais l'humanité est ainsi faite: elle méprise ceux qui lui sont
utiles pour encenser ceux qui lui sont nuisibles!
Cependant, perché sur son strapontin, comme un cormoran au sommet
d'un rocher, le conducteur de voitures publiques regarde onduler la
foule à ses pieds, et rit sous cape, en sifflant un air de sa composition;
car il est poète, il est artiste, notre homme!
Voyez-le plutôt.
Qui mieux que lui connaît les monuments d'une ville, leur histoire, leur
chronique, leur légende! Qui mieux que lui sait la chansonnette en
vogue, la toilette à la mode, le livre qui fait fureur! qui mieux que lui
pourrait tirer les effets des causes, les causes des effets! Qu'il daigne
ouvrir la bouche et il vous dira où va cette élégante, hermétiquement
voilée; d'où revient ce monsieur enveloppé jusqu'aux yeux dans son
cache-nez.--Il a pressé les doigts délicats des plus grandes duchesses,
causé avec les sommités de la littérature, de la peinture de la sculpture,
de la science, de la diplomatie. Ses connaissances sont universelles, sa
mémoire vaut une encyclopédie, son tact est infini. Astronome par
nécessité, il vous prédira le beau ou le mauvais temps, comme la fleur
des almanachs. Mais, malgré tous ses talents, le conducteur de voitures
publiques appartient à la classe des incompris. O honte de notre siècle!
Cependant s'il lui prenait fantaisie de parler à cet homme, que de
faiblesses n'aurait-il pas à révéler sur votre compte, fières dames et
orgueilleux gentilshommes qui passez, le dédain aux lèvres, devant son
modeste sapin! Grâces au ciel, il est bon, il est charitable, il est
miséricordieux, le conducteur de voitures publiques! Il a tout vu, il a
tout appris, et comme le dit Dumas: il est l'homme des sociétés vieillies:
la civilisation est venue à lui, il s'est laissé faire. Sa moralité est à peu
près celle de
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