marquait vingt-six ans, n'était pas beau gar?on, mais possédait en revanche les plus belles bêtes de toute la paroisse de Montréal. C'étaient deux chevaux bais-bruns, à la robe soyeuse et luisante, aux longues balsanes blanches, portant haut la tête, trottant vite et menu, pas ?malins en toute?, comme disait leur ma?tre, et faisant cinquante milles sans se fatiguer. Je vous laisse à penser si Pierre Morlaix était vain de son attelage! Vraiment il fallait le voir assis sur le siège de sa calèche, doublée d'étoffe gauffrée, il fallait le voir br?lant le pavé de la grande rue Saint-Jacques, par un beau jour d'été, il fallait voir avec quelle célérité il vous emportait les partis, le dimanche, à Monkland! Et l'hiver donc! Ah! l'hiver était le bon temps de notre ami. Dès que la neige étendait sa nappe de duvet sur la ville et les campagnes, Pierre remisait sa calèche, l'emmaillotait tendrement dans une housse de cuir imperméable et sortait son sleigh! Un superbe tra?neau, ma foi, en velours cramoisi et tout drapé de splendides pelleteries qui retombaient jusqu'à terre! Il en avait fait des jaloux, ce sleigh-là! Les charretiers de la place Notre-Dame, de la place Jacques-Cartier, du Marché-à-foin, se mangeaient-ils la langue chaque fois qu'ils apercevaient sa coque élégante rasant avec la rapidité d'une locomotive le sol argenté de concrétions cristallines. Dans leur envieuse fureur, quelques-uns n'avaient-ils pas comploté la perte du joli tra?neau! Oui; mais Pierre, Morlaix était un rude gars! Il avait découvert la conjuration, fustigé d'importance les conspirateurs et son tra?neau jouissait de l'estime publique. A peine arrivé à son poste le matin, il était retenu! Nul n'avait souvenance qu'il f?t resté dix minutes inoccupé. Le samedi soir on l'assurait pour le lendemain, on se le disputait, et ma?tre Pierre, afin de contenter tout le monde, le mettait généreusement à l'enchère! Alors, le tra?neau montait, montait, montait! Les têtes s'échauffaient et souvent la location était adjugée sur une offre de quinze dollars. Pierre faisait claquer sa langue contre son palais; le gagnant jetait sur ses antagonistes un coup d'oeil de défi, et la foule, que ces scènes hebdomadaires ne manquaient jamais d'amasser, battait des mains.
Tel était Pierre Morlaix, ses deux coursiers, Carillon, la Brune et son sleigh, lorsque, par une nuit de janvier 18..., comme le brave phaéton revenait d'une course dans Griffinton, il fut frappé par cette interpellation significative:
--Ohé!
Pierre ralentit l'allure de ses chevaux, se retourna, et à la lueur du réverbère voisin, aper?ut un individu, embossé dans un ample manteau, à collet relevé, et coiffé d'un casque[1] en fourrure.
[Note 1: Tel est le nom que les Canadiens-Fran?ais donnent à leur coiffure d'hiver.]
--Approche! fit ce personnage d'un ton bref.
Le charretier avan?a sa voiture près du trottoir, et dit:
--Embarquez.
L'inconnu sauta dans le tra?neau, ramena soigneusement sur lui la robe de boeuf, bordée d'une bande écarlate.
--Où va-t-on, monsieur? demanda Pierre.
--Faubourg Québec, et promptement!
Ces mots étaient à peine prononcés que Carillon et la Brune dévoraient l'espace avec la vitesse du vent.
Le froid était sec, la neige grin?ait sous les patins du sleigh et des narines des chevaux s'élevait un nuage de vapeur blanchatre, qui tranchait sur les teintes bleues, projetées par le firmament, nacré de perles étincelantes.
--Quelle rue? dit Pierre, en franchissant la place Dalhousie.
--Rue de la Visitation.
--Quel numéro?
--Marche. Je t'avertirai quand je voudrai descendre.
Habitué au caprice de ses pratiques, le charretier poursuivit droit son chemin jusqu'à la rue de la Visitation qu'il enfila trop brusquement, car le tra?neau s'accrocha à une borne et se renversa sur le c?té.
Heureusement les chevaux s'arrêtèrent d'eux-mêmes; mais Pierre fut lancé au milieu de la voie, ainsi que son voyageur.
--Maladroit! s'écria celui-ci, en sa relevant. Ne pouvais-tu faire attention?
--Excusez, balbutia le conducteur confus, et s'assurant qu'il n'était pas blessé.
--Allons, leste! dit l'autre, en ramassant sur la neige, un objet qu'il avait sans doute laissé échapper et que Pierre Morlaix crut être un pistolet.
Ils reprirent leur place et se remirent en route. Mais au coin de la rue Sainte-Catherine, l'inconnu posa sa main sur l'épaule de Pierre Morlaix:
--Voici un louis. Attends-moi ici; tu me ramèneras.
Ce disant, il sautait à terre, et disparaissait derrière un paté de maisons.
Séduit par la générosité de son passager (afin de nous servir du terme local), Pierre l'attendit patiemment jusqu'au petit jour. A la fin, lassé de fumer des pipes, de s'agiter le corps, les pieds et les bras pour s'échauffer, il résolut de rentrer ses chevaux à leur écurie. Ensuite, avant de se coucher, il voulut nettoyer son tra?neau. Mais quelle fut sa surprise de trouver sur le coussin un petit portefeuille de maroquin noir! Pierre l'ouvrit sans scrupule, en marmottant:
--C'est ce monsieur qui, sans doute, l'aura oublié! il ne manquera pas de le réclamer, et on le lui rendra.
Le portefeuille contenait vingt bills de cinquante piastres chacun et un billet, sans adresse et sans signature, ainsi con?u:
?Il
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