de plusieurs batiments avait ruiné celui-ci, qui répondit qu'il partait pour les Grandes-Indes afin d'y tenter fortune.
Désormais Charles était sans ressources. Mais il était plein de force et d'énergie. L'adversité le trouva inébranlable.
S'étant rendu à Québec, il y entreprit un petit commerce et se maria avec une Canadienne.
Elle était belle et aimante. Durant quelques années, Charles jouit d'une félicité sans nuages.
Par malheur, le sort, acharné à sa poursuite, lui ménageait un dernier coup.
Sa femme le rendit père et mourut dans les douleurs de l'enfantement.
C'en était trop!
Charles ne put survivre à son affliction. Bient?t il suivait son épouse au tombeau et laissait sur cette terre de souffrance une orpheline, nommée Angèle.
Angèle avait sur l'épaule gauche une tache de rousseur, ayant la forme d'un papillon.
PREMIèRE PARTIE
LE CHARRETIER
I
Prenez-le à Londres, à Paris, à Rome, à Madrid, à Lisbonne, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à New-York, à Québec ou à Montréal, et le conducteur de voitures publiques sera toujours le même--un type unique. Il est à la fois l'être le plus remuant et le plus pacifique de la terre. Sa ga?té est inaltérable, sa docilité à l'épreuve, sa discrétion proverbiale. Causeur par tempérament, il sait se rendre muet comme Harpocrate. Aussi curieux qu'une femme, il compte la prudence parmi ses premières qualités. Observateur pénétrant, sa finesse ne trahit jamais le résultat de ses investigations. Vif jusqu'à l'excès, il est d'une patience angélique, s'il le faut. Têtu comme une mule de la Sierra-Morena, on ne l'a point encore vu résister aux flatteries d'un louis. Ennemi juré de la police, il est à tu et à toi avec ses agents. Enfin, soit qu'il reste stationnaire, soit qu'il marche, soit qu'il trotte, soit qu'il galope, soit qu'il vole, le conducteur de voitures publiques est le factotum de la société. Que de services n'a-t-il pas rendus? Que de services ne rend-il pas et ne rendra-t-il pas? On devrait lui voter des médailles, lui attacher des décorations sur la poitrine, lui ériger des statues! Mais l'humanité est ainsi faite: elle méprise ceux qui lui sont utiles pour encenser ceux qui lui sont nuisibles!
Cependant, perché sur son strapontin, comme un cormoran au sommet d'un rocher, le conducteur de voitures publiques regarde onduler la foule à ses pieds, et rit sous cape, en sifflant un air de sa composition; car il est poète, il est artiste, notre homme!
Voyez-le plut?t.
Qui mieux que lui conna?t les monuments d'une ville, leur histoire, leur chronique, leur légende! Qui mieux que lui sait la chansonnette en vogue, la toilette à la mode, le livre qui fait fureur! qui mieux que lui pourrait tirer les effets des causes, les causes des effets! Qu'il daigne ouvrir la bouche et il vous dira où va cette élégante, hermétiquement voilée; d'où revient ce monsieur enveloppé jusqu'aux yeux dans son cache-nez.--Il a pressé les doigts délicats des plus grandes duchesses, causé avec les sommités de la littérature, de la peinture de la sculpture, de la science, de la diplomatie. Ses connaissances sont universelles, sa mémoire vaut une encyclopédie, son tact est infini. Astronome par nécessité, il vous prédira le beau ou le mauvais temps, comme la fleur des almanachs. Mais, malgré tous ses talents, le conducteur de voitures publiques appartient à la classe des incompris. O honte de notre siècle! Cependant s'il lui prenait fantaisie de parler à cet homme, que de faiblesses n'aurait-il pas à révéler sur votre compte, fières dames et orgueilleux gentilshommes qui passez, le dédain aux lèvres, devant son modeste sapin! Graces au ciel, il est bon, il est charitable, il est miséricordieux, le conducteur de voitures publiques! Il a tout vu, il a tout appris, et comme le dit Dumas: il est l'homme des sociétés vieillies: la civilisation est venue à lui, il s'est laissé faire. Sa moralité est à peu près celle de Bartholo.
Passant du composé au simple, de l'entier à la fraction, nous allons, si le lecteur y consent, nous transporter sur la place Notre-Dame, à Montréal, et esquisser en deux traits de plume le conducteur de voitures publiques canadien.
Partout ailleurs qu'au Canada, le conducteur de voitures publiques, tout en conservant son cachet primordial, a su marcher avec le progrès. Mais ici il n'a pas bougé d'une seule ligne. Tandis qu'en Angleterre, en France, etc., il s'aristocratisait, sur les bords du Saint-Laurent, il demeurait fidèle aux traditions de nos a?eux. Aussi se moque-t-il de ses prétentieux confrères d'outre-Atlantique qui se font appeler cocher, et n'ambitionne-t-il que l'antique appellation de charretier. Ce non vénérable, il l'aime, il le chérit, il le respecte comme titre de noblesse. Malheur à qui le lui contesterait!
Si maintenant nous délaissons encore une fois le champ banal des généralités pour celui des particularités, si nous exilons l'entier pour patronner l'unité, nous vous apprendrons que Pierre Morlaix était charretier de profession, qu'il stationnait d'ordinaire sur la place Notre-Dame, devant l'église, qu'il
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