La fille du capitaine | Page 7

Alexandre Pouchkine
chez le marchand d’eau-de-vie; le froid ne me semblait pas vif.?
En ce moment l’h?te rentra avec le somovar[18] tout bouillant. Je proposai à notre guide une tasse de thé. Il descendit aussit?t de la soupente. Son extérieur me parut remarquable. C’était un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne, maigre, mais avec de larges épaules. Sa barbe noire commen?ait à grisonner. Ses grands yeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans la physionomie une expression assez agréable, mais non moins malicieuse. Ses cheveux étaient coupés en rond. Il portait un petit armak[19] déchiré et de larges pantalons tatars. Je lui offris une tasse de thé, il en go?ta et fit la grimace. ?Faites- moi la grace, Votre Seigneurie, me dit-il, de me faire donner un verre d’eau-de-vie; le thé n’est pas notre boisson de Cosaques.?
J’accédai volontiers à son désir. L’h?te prit sur un des rayons de l’armoire un broc et un verre, s’approcha de lui, et, l’ayant regardé bien en face: ?Eh! Eh! dit-il, te voilà de nouveau dans nos parages! D’où Dieu t’a-t-il amené??
Mon guide cligna de l’oeil d’une fa?on toute significative et répondit par le dicton connu: ?Le moineau volait dans le verger; il mangeait de la graine de chanvre; la grand’mère lui jeta une pierre et le manqua. Et vous, comment vont les v?tres?
-- Comment vont les n?tres? répliqua l’h?telier en continuant de parler proverbialement. On commen?ait à sonner les vêpres, mais la femme du pope l’a défendu; le pope est allé en visite et les diables sont dans le cimetière.
-- Tais-toi, notre oncle, riposta le vagabond; quand il y aura de la pluie, il y aura des champignons, et quand il y aura des champignons, il y aura une corbeille pour les mettre. Mais maintenant (il cligna de l’oeil une seconde fois), remets ta hache derrière ton dos[20]; le garde forestier se promène. à la santé de Votre Seigneurie!?
Et, disant ces mots, il prit le verre, fit le signe de la croix et avala d’un trait son eau-de-vie. Puis il me salua et remonta dans la soupente.
Je ne pouvais alors deviner un seul mot de ce jargon de voleur. Ce n’est que dans la suite que je compris qu’ils parlaient des affaires de l’armée du Ia?k, qui venait seulement d’être réduite à l’obéissance après la révolte de 1772. Savéliitch les écoutait parler d’un air fort mécontent et jetait des regards soup?onneux tant?t sur l’h?te, tant?t sur le guide. L’espèce d’auberge où nous nous étions réfugiés se trouvait au beau milieu de la steppe, loin de la route et de toute habitation, et ressemblait beaucoup à un rendez-vous de voleurs. Mais que faire? On ne pouvait pas même penser à se remettre en route. L’inquiétude de Savéliitch me divertissait beaucoup. Je m’étendis sur un banc; mon vieux serviteur se décida enfin à monter sur la vo?te du poêle[21]; l’h?te se coucha par terre. Ils se mirent bient?t tous à ronfler, et moi-même je m’endormis comme un mort.
En m’éveillant le lendemain assez tard, je m’aper?us que l’ouragan avait cessé. Le soleil brillait; la neige s’étendait au loin comme une nappe éblouissante. Déjà les chevaux étaient attelés. Je payai l’h?te, qui me demanda pour mon écot une telle misère, que Savéliitch lui-même ne le marchanda pas, suivant son habitude constante. Ses soup?ons de la veille s’étaient envolés tout à fait. J’appelai le guide pour le remercier du service qu’il nous avait rendu, et dis à Savéliitch de lui donner un demi-rouble de gratification.
Savéliitch fron?a le sourcil.
?Un demi-rouble! s’écria-t-il; pourquoi cela? parce que tu as daigné toi-même l’amener à l’auberge? Que ta volonté soit faite, seigneur; mais nous n’avons pas un demi-rouble de trop. Si nous nous mettons à donner des pourboires à tout le monde, nous finirons par mourir de faim.?.
Il m’était impossible de disputer contre Savéliitch; mon argent, d’après ma promesse formelle, était à son entière discrétion. Je trouvais pourtant désagréable de ne pouvoir récompenser un homme qui m’avait tiré, sinon d’un danger de mort, au moins d’une position fort embarrassante.
?Bien, dis-je avec sang-froid à Savéliitch, si tu ne veux pas donner un demi-rouble, donne-lui quelqu’un de mes vieux habits; il est trop légèrement vêtu. Donne-lui mon touloup de peau de lièvre.
-- Aie pitié de moi, mon père Pi?tr Andréitch, s’écria Savéliitch; qu’a-t-il besoin de ton touloup? il le boira, le chien, dans le premier cabaret.
-- Ceci, mon petit vieux, ce n’est plus ton affaire, dit le vagabond, que je le boive ou que je ne le boive pas. Sa Seigneurie me fait la grace d’une pelisse de son épaule[22]; c’est sa volonté de seigneur, et ton devoir de serf est de ne pas regimber, mais d’obéir.
-- Tu ne crains pas Dieu, brigand que tu es, dit Savéliitch d’une voix fachée. Tu vois que l’enfant n’a pas encore toute sa raison, et te voilà tout content de
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