La fille du capitaine | Page 8

Alexandre Pouchkine
le piller, grace à son bon coeur. Qu’as-tu besoin d’un touloup de seigneur? Tu ne pourrais pas même le mettre sur tes maudites grosses épaules.
-- Je te prie de ne pas faire le bel esprit, dis-je à mon menin; apporte vite le touloup.
-- Oh! Seigneur mon Dieu! s’écria Savéliitch en gémissant. Un touloup en peau de lièvre et complètement neuf encore! à qui le donne-t-on? à un ivrogne en guenilles.?
Cependant le touloup fut apporté. Le vagabond se mit à l’essayer aussit?t. Le touloup, qui était déjà devenu trop petit pour ma taille, lui était effectivement beaucoup trop étroit. Cependant il parvint à le mettre avec peine, en faisant éclater toutes les coutures. Savéliitch poussa comme un hurlement étouffé lorsqu’il entendit le craquement des fils. Pour le vagabond, il était très content de mon cadeau. Aussi me reconduisit-il jusqu’à ma kibitka, et il me dit avec un profond salut: ?Merci, Votre Seigneurie; que Dieu vous récompense pour votre vertu. De ma vie je n’oublierai vos bontés.? Il s’en alla de son c?té, et je partis du mien, sans faire attention aux bouderies de Savéliitch. J’oubliai bient?t le bourane, et le guide, et mon touloup en peau de lièvre.
Arrivé à Orenbourg, je me présentai directement au général. Je trouvai un homme de haute taille, mais déjà courbé par la vieillesse. Ses longs cheveux étaient tout blancs. Son vieil uniforme usé rappelait un soldat du temps de l’impératrice Anne, et ses discours étaient empreints d’une forte prononciation allemande. Je lui remis la lettre de mon père. En lisant son nom, il me jeta un coup d’oeil rapide: Mon Tieu, dit-il, il y a si peu de temps qu’André Pétrovich était de ton ache; et maintenant, quel peau caillard de fils il a! Ah! le temps, le temps...?
Il ouvrit la lettre et si mit à la parcourir à demi-voix, en accompagnant sa lecture de remarques:
?Monsieur,
?J’espère que Votre Excellence...? Qu’est-ce que c’est que ces cérémonies? Fi! comment n’a-t-il pas de honte? Sans doute, la discipline avant tout; mais est-ce ainsi qu’on écrit à son vieux camarate?... ?Votre Excellence n’aura pas oublié!...? Hein!... ?Eh!... quand... sous feu le feld-maréchal Munich...pendant la campagne... de même que... nos bonnes parties de cartes.? Eh! eh! Bruder! il se souvient donc encore de nos anciennes fredaines? ?Maintenant parlons affaires... Je vous envoie mon espiègle...? ?Hum!... le tenir avec des gants de porc-épic...? Qu’est-ce que cela, gants de porc-épic? ce doit être un proverbe russe... Qu’est-ce que c’est, tenir avec des gants de porc-épic? reprit-il en se tournant vers moi.
-- Cela signifie, lui répondis-je avec l’air le plus innocent du monde, traiter quelqu’un avec bonté, pas trop sévèrement, lui laisser beaucoup de liberté. Voilà ce que signifie tenir avec des gants de porc-épic.
-- Hum! je comprends... ?Et ne pas lui donner de liberté...? Non, il para?t que gants de porc-épic signifie autre chose... ?Ci-joint son brevet...? Où donc est-il? Ah! le voici... ?L’inscrire au régiment de Séménofski...? C’est bon, c’est bon; on fera ce qu’il faut... ?Me permettre de vous embrasser sans cérémonie, et... comme un vieux ami et camarade.? Ah! enfin, il s’en est souvenu... Etc., etc... Allons, mon petit père, dit-il après avoir achevé la lettre et mis mon brevet de c?té, tout sera fait; tu seras officier dans le régiment de***; et pour ne pas perdre de temps, va dès demain dans le fort de Bélogorsk, où tu serviras sous les ordres du capitaine Mironoff, un brave et honnête homme. Là, tu serviras véritablement, et tu apprendras la discipline. Tu n’as rien à faire à Orenbourg; les distractions sont dangereuses pour un jeune homme. Aujourd’hui, je t’invite à d?ner avec moi.?
?De mal en pis, pensai-je tout bas; à quoi cela m’aura-t-il servi d’être sergent aux gardes dès mon enfance? Où cela m’a-t-il mené? dans le régiment de*** et dans un fort abandonné sur la frontière des steppes kirghises-ka?saks.? Je d?nai chez André Karlovitch, en compagnie de son vieil aide de camp. La sévère économie allemande régnait à sa table, et je pense que l’effroi de recevoir parfois un h?te de plus à son ordinaire de gar?on n’avait pas été étranger à mon prompt éloignement dans une garnison perdue. Le lendemain je pris congé du général et partis pour le lieu de ma destination.
CHAPITRE III LA FORTERESSE
La forteresse de Bélogorsk était située à quarante verstes d’Orenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpés du Ia?k. La rivière n’était pas encore gelée, et ses flots couleur de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par la neige. Devant moi s’étendaient les steppes kirghises. Je me perdais dans mes réflexions, tristes pour la plupart. La vie de garnison ne m’offrait pas beaucoup d’attraits; je tachais de me représenter mon chef futur, le capitaine Mironolf. Je m’imaginais un vieillard sévère et morose, ne sachant rien en dehors du
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