sur ces derniers mots.
--Mais il veut donc me faire mourir, le capitaine! A la grand'cale par une froidure pareille! Et qu'est-ce que j'ai fait, dites-moi?
--Ah! répondit Louison, avec une apparente commisération, tu as désobéi, tu as clabaudé, dit le capitaine. Allons, déshabille-toi.
Cabochard tourna les yeux sur ses camarades comme pour leur demander conseil.
--Non non! crièrent à la fois plusieurs d'entre eux; non, non! ne te déshabille pas. C'est une monstruosité de vouloir plonger maintenant un homme dans l'eau. Nous ne le souffrirons pas. A bas le patron! à bas!
Un imperceptible sourire de satisfaction plissa les lèvres de Louison.
--Le fait est, insinua-t-il à mi-voix, que c'est un rude chatiment. Le capitaine n'aura pas réfléchi. Je vais, si vous le voulez, intercéder auprès de lui pour que la cale sèche soit substituée...
--Point de cale, point de punition! hurlèrent les matelots.
--Silence dans les rangs! enjoignit Louison.
Puis il ajouta:
--Br?lé-Tout, Gignoux, Loup-de-Mer, recevront la même peine, par ordre spécial du capitaine.
Mais un concert d'imprécations formidables couvrit aussit?t ces paroles.
On e?t dit que l'équipage n'attendait que cet instant pour exprimer ouvertement, violemment, sa haine contre Guillaume Dubreuil. Les rangs furent rompus, et les matelots furieux, vociférant, rugissant comme des bêtes féroces qui viennent de briser les barreaux de leur cage, se précipitèrent en tumulte vers la poupe du navire.
C'est que, s'il est cruel dans toutes les saisons et sous tous les climats, le supplice de la grand'cale est particulièrement affreux dans les mers boréales, car on sait qu'il consiste à hisser le patient, par une corde, à l'extrémité de la grand'vergue, puis à le laisser tomber dans l'eau, du c?té droit du navire, par exemple, et à le ramener à gauche du batiment, en le passant par-dessous la quille.
Sans doute, en pronon?ant cette terrible sentence contre les mutins, Dubreuil avait oublié la latitude sous laquelle il naviguait. Sa sévérité n'allait pas jusqu'à l'inhumanité, son amour-propre jusqu'à la tyrannie. Mais, lassés de ses procédés, s'exagérant à l'envi la rigueur de ses intentions, les hommes du Saint-Remi profitèrent avidement d'une circonstance qui semblait justifier, en quelque sorte, la conjuration qu'ils avaient ourdie contre lui.
L'hypocrite Louison fit mine de vouloir les arrêter. Dans le fond, il était enchanté de la réussite de ses intrigues.
--Qu'allez-vous faire, camarades! qu'allez-vous faire? disait-il de sa voix mielleuse, en se plantant devant le capot d'échelle.
--A mort! à mort! à mort le patron! beuglaient les forcenés.
Et, écartant Louison, qui n'opposa aucune résistance, ils se précipitèrent dans la cabine du capitaine.
Assis devant une table chargée de manuscrits, de cartes et d'instruments de mathématiques, Dubreuil était si absorbé par son travail que les clameurs de la révolte n'étaient point arrivées à ses oreilles. Il avait les yeux fixés sur une mappemonde de parchemin, écrite en lettres rouges et enluminée de riches couleurs, suivant la mode du temps. Conformément à l'opinion re?ue, dans cette carte, Jérusalem se trouvait placée au centre de la terre. En haut de la feuille on lisait le mot; Orient, au bas, celui d'Occident; à droite, Midi, à Gauche, Septentrion. Entre deux lignes, se coupant à angles droits au point désigné pour représenter Jérusalem, les profils des trois parties du monde connu, Europe, Asie, Afrique, étaient dessinés assez exactement. Mais les limites des régions n'offraient que des lignes droites ou légèrement courbées, sans angles saillants et rentrants. De petites enceintes figuraient les montagnes. Les ?les se montraient sous la forme d'un o, et deux lignes parallèles, d'une inexorable rigidité, annon?aient les fleuves. Sur la gauche, un pointillage, fra?chement exécuté, indiquait les terres découvertes depuis peu par Christophe Colomb.
--Sans nul doute, pensait Dubreuil, le passage que je cherche existe; sans nul doute, il se doit trouver, là-haut, vers le 70° de latitude, aux confins de quelque vaste continent. Si la raison, si les connaissances modernes ne nous en donnaient la certitude, les historiens, les géographes, et jusqu'aux poètes de l'antiquité, surgiraient de leurs tombes pour nous l'apprendre. Hérodote parle d'une mer qui se glace par la rigueur du froid, Onomacrite n'affirme-t-il pas que, pour revenir dans leur patrie, les Argonautes ont franchi l'Océan de Saturne? Qu'est-ce que l'Océan de Saturne? Qu'est-ce, sinon la mer du Septentrion? Plus tard, trois siècles après, Antoine Diogène ne compose-t-il pas un roman dont les héros voyagent aussi sous le cercle arctique? Pline le Naturaliste raconte que le célèbre Pythoeas de Marseille, qui vivait en 338 avant Notre-Seigneur Jésus-Christ, a abordé à Thulé, c'est-à-dire en Islande, puisque pendant vingt-quatre heures il a vu le soleil sur l'horizon. Et, ajouta-t-il à voix haute, en pla?ant la main sur un manuscrit ouvert devant lui, voici Sénèque qui, dans sa Médée lance une prédiction dont un insensé seul oserait contester la valeur:
..... Venient annis S?cula seris, quibus Oceanus Vincula rerum laxet, et ingens Pateat tellus, Tiphysque novos Detegat orbes, née sit terris Ultima Thule.[1]
[Note 1: Luc, ANN. SENEC. Trag., p. 159.]
Cette Thulé signifie-t-elle
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