La fille des indiens rouges | Page 3

Émile Chevalier
démission; puis il revint à Dieppe, où ses parents l'accueillirent comme l'Enfant Prodigue; et, sans perdre un instant, se fit nommer capitaine ou patron d'un des bateaux qui, depuis de nombreuses années, allaient faire la pêche de la morue et du hareng sur les bancs que nous nommons aujourd'hui bancs de Terre-Neuve.
D'où lui était venue cette résolution? Pourquoi, à la fleur de l'age, avait-il échangé un poste magnifique contre l'emploi assez peu considéré de pêcheur? Le père Dubreuil, ses amis, ses compères n'y comprenaient rien. Pour eux, il était fou, possédé du diable, il finirait certainement mal. Le vulgaire est ainsi fait: ce qu'il ne con?oit pas, il l'interprète toujours de méchante fa?on. Mais que ces braves gens eussent encore jugé bien plus sévèrement le pauvre Guillaume, s'ils eussent connu ses desseins!
Inutile de rapporter toutes les tentatives mises en oeuvre pour l'empêcher de partir. Par bonheur, il avait affaire à des armateurs intelligents et discrets, à qui il avait communiqué son plan et qui l'approuvaient.
Pour lui, ils affrétèrent le Saint-Remi, joli brick de cent vingt tonneaux, monté par trente hommes d'équipage et pourvu de provisions pour un an.
Guillaume leva l'ancre au commencement de mars de l'année 1494, et, après une pénible traversée de plus de trois mois, atteignit le 55° de latitude nord et le 40° de longitude ouest, sans avoir aper?u aucune terre.
Malheureusement, les vivres étant de mauvaise qualité, on avait d? en jeter la plus grande partie par-dessus bord, et une voie d'eau s'étant déclarée dans la cale, plusieurs barriques avaient été avariées. De là, murmures parmi l'équipage, ignorant que bient?t les montagnes de glace lui fourniraient de l'eau douce à discrétion, et qui e?t préféré la pêche à un voyage dont il ne voyait pas la fin et dont le but l'intéressait médiocrement. Si la diminution forcée des rations avait donné lieu à ces murmures, les rigueurs de la température, au point où était parvenu le navire, ne tendaient pas à les faire cesser.
La mer était continuellement houleuse, couverte de montagnes de glace énormes, entre lesquelles le vaisseau avait souvent peine à se frayer passage; le vent soufflait avec une apreté qui gelait les doigts des matelots employés à la manoeuvre, et le ciel, toujours voilé, toujours sombre, ou bien roulait d'épais nuages noirs, précurseurs de tempêtes effroyables, mena?ant à chaque minute d'engloutir le misérable brick, ou bien il s'ouvrait pour laisser échapper des tourbillons de neige, si pressés que l'air en devenait compact, si aveuglants que les plus intrépides gabiers hésitaient à monter alors dans les hunes.
Encore, si le commandant du Saint-Remi e?t été un de ces patrons doux et familiers, comme le sont habituellement ceux des bateaux-pêcheurs! Lui doux! Jour de Dieu! jamais une punition n'était assez dure, jamais la moindre infraction à la discipline n'était pardonnée! Lui familier! Il ne parlait qu'a son second, Louison, surnommé le Borgne, parce qu'il avait perdu l'oeil droit dans une rixe, et il ne lui parlait que pour les affaires du service. Aussi, Louison détestait-il Guillaume.
Accoutumé à traiter en égaux les patrons des navires où il était employé, le second n'avait pu se faire à la fierté du capitaine. Sans instruction, il jalousait celle de son supérieur; sans tenue vis-à-vis de ses subalternes, il ne s'expliquait pas la hauteur de Dubreuil, bien qu'elle l'irritat et le portat à des hostilités contre lui.
Sourdes d'abord, ces hostilités prirent un caractère moins secret quelques jours avant l'époque de notre récit. Dubreuil était trop occupé ou trop altier pour y prêter attention. Sa négligence ou son orgueil lui fut funeste, car Louison, exaspéré contre ce despotisme tout à fait inusité sur les bateaux-pêcheurs, attisa, au lieu de les réprimer, les dispositions des matelots à la révolte.
Les plaintes dont il se faisait l'écho officieux étaient autant les siennes que celles de l'équipage; et en sortant de la cabine de Dubreuil, après la conversation rapportée plus haut, furieux du mépris qui avait accueilli ses déclarations, il jura de tirer, sans plus tarder, de son capitaine une vengeance terrible.
Les têtes étaient montées, le complot prêt, rien de plus facile que de le faire éclater.
Louison le Borgne ordonna au clairon du bord de sonner l'appel.
Bient?t, les matelots furent alignés sur le pont. Ce matin-là, le temps était assez clair; mais le froid avait doublé d'intensité, et les pauvres marins, exposés à cette atmosphère glaciale, sentirent le sang se figer dans leurs veines. Ils grelottaient et avaient peine à conserver l'immobilité réglementaire. Quelques récriminations furent chuchotées.
Louison feignit de ne pas entendre.
Après avoir lentement fait l'appel, il cria:
--Le Cabochard, quittez les rangs!
Un gros gaillard, au visage renfrogné, sournois, s'avan?a vers le second.
--Par ordre du patron, continua celui-ci, vous êtes condamné à la grand'cale.
--A la grand'cale! fit le matelot frissonnant de terreur.
--Oui, poursuivit impitoyablement Louison, vous êtes condamné à la grand'cale par ordre, du patron.
Et il appuya avec force
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