La fiancée du rebelle | Page 8

Joseph Marmette
et le poli du marbre. Ses grands yeux bruns, et doux
au regard comme le velours au toucher, brillaient d'une douce flamme
sous de longs cils noirs. Le nez était droit, mince; la bouche petite et
fraîche comme une rose sauvage qui s'entr'ouvre et sourit, humide de
rosée, au premier baiser du matin; seulement la lèvre inférieure, un peu
plus ronde que l'autre; était comme une cerise, traversée au milieu par
la plus charmante petite raie du monde. Il y avait dans le sourire de
cette bouche virginale comme un parfum de fleur joint à une saveur de
fruit. Le contour de sa figure était d'un pur ovale, et sur le velouté des
joues apparaissaient les teintes les plus délicieusement carminées qui se
soient jamais rencontrées sous le délicat pinceau d'Isabée. Enfin, par la
ténuité de la taille, et la petitesse de la main et du pied, elle aurait pu
être Andalouse et comtesse comme la belle Juana d'Orvado, rêve de
poëte entrevu par Musset dans la plus fraîche inspiration de ses vingt
ans. Quand l'oeil, charmé des exquises perfections de cette enfant, se
portait ensuite sur la figure si peu séduisante du père, on se demandait
comment, d'un aussi disgracieux personnage pouvait être issu un être
aussi ravissant.
Il y avait donc nombreuse réunion chez M. Cognard qui, pour le
moment, était absent de chez lui et occupé à faire sa cour au général
Carleton. Il avait pensé, non sans raison, que cela le poserait bien aux
yeux du gouverneur d'aller lui offrir ses hommages aussitôt après son
arrivée.
Au moment où le capitaine James Evil entra dans la grand'chambre, on
y dansait joyeusement au son du violon. L'arrivée de l'officier causa la
sensation qu'un habit galonné d'or ne manque jamais de produire dans
un cercle où figurent des femmes. Toutes les dames, même la sèche
compagne de M. Cognard, lui lancèrent leurs plus provoquante

oeillades, excepté pourtant Alice qui causait dans un coin avec le jeune
homme que nous avons remarqué à l'évêché, et parut retenir avec peine
un mouvement d'impatience à la vue du capitaine anglais.
Celui-ci s'en alla présenter ses saluts, assez froids, à la maîtresse de la
maison, salua les assistants d'un signe de tête, et se rapprocha d'Alice
sans regarder celui qui était avec elle.
Ce dernier, dont il est temps de dire le nom, s'appelait Marc Evrard. Il
dirigeait dans la rue Sous-le-Fort, une maison de commerce dont les
fonds appartenaient en partie à un riche marchand canadien de
Montréal, M. François Cazeau, qui joua un rôle lors de l'invasion de
1775 et se compromit beaucoup pour aider les insurgent:
Marc Evrard--vous expliquerons bientôt la nature de ses relations avec
François Cazeau, paraissait depuis plusieurs mois faire la cour à
Mademoiselle Alice Cognard et passait dans le monde pour lui être
fiancé.
On disait aussi que le capitaine Evil recherchait Alice, mais ne
paraissait pas lui plaire outre mesure. Toutes ces conjectures étaient
fondées. Car il y a toujours eu, de par le monde, de ces vieilles femmes;
mariées ou non; dont l'occupation unique est d'épier les jeunes gens et
de surprendre, dans leurs regards ou leur attitude, le secret de leur
amour. Quelle ardeur inquiète pousse donc ces pions femelles, bêtes
noires des amoureux, à scruter ainsi ces jeunes coeurs, à deviner en eux
les élans comprimés d'une passion généreuse? Est-ce, pour les dames
sur l'âge du retour, par suite d'un regret de leurs amours éteintes et de
leurs illusions fanées comme leurs charmes, et, chez les filles trop
majeures, par cause d'un désir d'affection toujours déplorablement déçu?
Je laisse aux moralistes ou aux intéressés à préciser le fait.
James Evil avait donc brusquement interrompu le tête-à-tête d'Alice et
de Marc Evrard.
--Mademoiselle, dit-il dans un assez bon français qu'il avait appris en
France même où il avait voyagé après la guerre de Sept ans,
Mademoiselle me fera-t-elle l'honneur de sa compagnie à la prochaine

danse?
--J'en suis bien fâchée, répondit Alice, mais monsieur Evrard que voici
et que vous n'avez pas semblé apercevoir, m'en a prié avant vous.
--Oh! pardonnez moi, mais vous êtes-vous engagée pour l'autre danse
aussi?
--Oui, monsieur.
--Toujours avec M. Evrard?
--Oui, monsieur, répondit Alice en rougissant un peu, mais enchantée
au fond de faire cette malice à l'officier qu'elle détestait.
--Oh! oh c'est bien! répondit Evil qui lança un regard haineux à Marc et
pirouetta sur ses talons en se dirigeant vers un groupe de femmes
auxquelles il demanda de vouloir bien organiser une contredanse. Ce
genre de danse n'était encore que peu ou point connu au Canada où elle
fut apportée par les conquérants. La contredanse (country-danse) étant
une innovation anglaise, James Evil avait un secret plaisir à l'imposer à
une société canadienne, sachant bien que les invités de M. Cognard
étaient presque tous gens à se
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