--Bonne nuit.
Le capitaine James Evil tourna le dos à McLean qui montait vers le
château, et il s'engagea dans la rue Sainte-Anne.
Après avoir longé le mur de clôture qui bordait la cour entière du
collège des Jésuites, lequel devait être enlevé à ses propriétaires et
transformé en casernes l'année suivante, le capitaine continua d'avancer
jusqu'à l'extrémité de la rue Sainte-Anne, qui finissait alors vis-à-vis du
lieu où s'élève maintenant le collège Morrin. Arrivé au bout de la rue,
Evil s'arrêta, embrassa d'un coup-d'oeil la façade illuminée de la
dernière maison qui s'élevait à gauche, gravit les trois ou quatre
marches du seuil, et, la main gauche campée, provoquante sur la garde
de son épée, il souleva de la droite le lourd marteau de fer et le laissa
bruyamment retomber. La même porte qui s'ouvrit devant lui venait
aussi de donner accès au jeune homme pâle.
CHAPITRE DEUXIÈME.
COUPS D'ARCHET, DE LANGUE ET D'ÉPÉE.
Il y avait, ce soir-là, grande veillée dans cette maison de la rue
Sainte-Anne. Le maître, M. Nicolas Cognard, royaliste renforcé, avait
voulu témoigner son zèle à la bonne cause en réunissant ses
connaissances chez lui pour montrer toute la joie que l'arrivée du
gouverneur lui faisait éprouver. Il ne faudrait cependant pas confondre
le sentiment qui lui avait dicté cette démonstration avec ce dévouement
désintéressé qui lie un homme à un parti en vertu d'une conviction pure.
Bien qu'il y eut à cette époque, pour le moins autant qu'aujourd'hui, de
ces honnêtes gens qui sacrifient leurs intérêts les plus chers à certains
principes sacrés, nous devons avouer que la loyauté de M. Cognard ne
découlait point d'une source aussi limpide. Il était du bien petit nombre
de ces Canadiens qui se rallièrent immédiatement aux vainqueurs après
la conquête, afin de captiver leurs bonnes grâces et d'en obtenir des
faveurs.
Possesseur d'une charge lucrative sous le gouvernement français,
maître Cognard, compromis dans les malversations de Bigot et Cie.[2],
n'avait pas osé émigrer, et avait su conserver sa place sous la
domination anglaise, grâce à une parfaite servilité. Aussi fut-il un des
rares Canadiens qui participèrent aux emplois de l'administration de
Murray et des gouverneurs qui lui succédèrent. Pour quiconque connaît
la jalouse méfiance des conquérants de cette époque, il est facile de se
faire une idée de la flexibilité de l'échine de M. Cognard.
[Note 2: Voir l'Intendant Bigot.]
Il est vrai qu'on se le montrait du doigt parmi ses compatriotes qu'un
juste sentiment de dignité tenait éloignés des vainqueurs; mais lui n'en
riait pas moins de ce qu'il appelait leur sot patriotisme. A ceux qui lui
témoignaient ouvertement leur mépris, il disait en riant que l'argent
anglais avait bien meilleur cours que les assignats dont le
gouvernement avait inondé le pays sur les derniers temps de la
domination française. Naturellement il était rare que pareille objection
lui attira une réplique. Avec les hommes de cette trempe, les honnêtes
gens évitent toute discussion. Nicolas Cognard était un homme de
cinquante ans, de taille moyenne et carré d'épaules. Sa figure
musculeuse, sanguine et dure avait dans l'ensemble quelque chose de
vulgaire et qui déplaisait à première vue. Venait-il à parler, l'impression
désagréable qu'il causait s'augmentait encore. Les grincements de sa
voix aiguë et rauque écorchaient le tympan comme les notes criardes
d'une mauvaise clarinette. Cette comparaison s'offrait tellement à la
pensée de ceux qui le connaissaient, que les malins disaient que c'était
un instrument parfaitement faux.
M. Cognard avait eu de son premier mariage une fille unique qui ne
ressemblait guère à son père et dont nous esquisserons, dans un instant,
la sympathique figure.
Madame Gertrude, la seconde femme de Cognard, était la plus longue,
la plus sèche, la plus anguleuse et la plus revêche des créatures. Avec
un langage mielleux et une figure doucereuse, sous les dehors les plus
cauteleux, sous les démonstrations de la, politesse la plus affectée, elle
cachait l'âme la plus envieuse, le coeur le mieux gonflé de venin qui ait
jamais battu sous les côtes d'une vieille bégueule. Mariée par intérêt à
quarante-cinq ans, elle avait eu le temps, pendant la durée de ce célibat
prolongé, d'accumuler en elle tout le fiel des vieilles filles dédaignées
contre ce qui est beau, jeune et recherché. Aussi haïssait-elle
cordialement sa belle-fille Alice.
Celle-ci, à vingt ans qu'elle avait alors, était le portrait frappant de sa
pauvre mère morte à la fleur de l'âge abreuvée de chagrins et de dégoût.
Alice était petite, mignonne et délicate, sans toutefois être frêle. Ses
cheveux noirs, relevés sur les tempes, étagés sur le sommet de la tête, et
couronnés d'un panache de plumes, comme le voulait la mode du temps,
avaient de ces reflets bleuâtres que l'on volt sur l'aile des geais. Son
front était peu élevé, comme celui des belles statues grecques, et il avait
toute la blancheur
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