La femme du mort, Tome I | Page 6

Alexis Bouvier
C'est pas tout ?a, faut l'enlever et qu'on ne se doute de rien là dedans... Elles ont eu peur et elles se lèvent.
Et Simon, prenant son lieutenant dans ses bras, l'enleva et le porta dans sa chambre qui se trouvait en face de celle de sa femme;--il ferma doucement la porte et coucha son ma?tre toujours évanoui.

II
OU SIMON SE PROMET DE NE SE MARIER JAMAIS.
Le matelot, en apportant la carte de Madeleine à son ma?tre, entrait dans le vestibule, lorsque celui-ci, le pistolet à la main, le traversait. Se précipitant derrière lui, il vit l'arme, il entendit les cris inarticulés que poussait le malheureux; il s'élan?a sur ses pas et arriva assez à temps pour lever l'arme au moment juste où le coup partait. Il avait aussit?t saisi Pierre, l'avait entra?né hors de la chambre.
Et Geneviève, en se réveillant effrayée par le coup de tonnerre, ne vit rien du danger auquel elle venait d'échapper.
Quand Simon Rivet eut étendu son ma?tre sur son lit, il alluma la lampe, et, afin de n'éveiller personne, il ?ta ses chaussures; il retira ensuite le pistolet que Pierre tenait encore dans sa main crispée et le cacha. Puis, s'occupant de son ma?tre, comme un père soignerait son enfant, il détacha son col, mouilla ses tempes, essaya de lui glisser dans la bouche un peu de rhum; quand il vit qu'il commen?ait à respirer plus facilement, que ses yeux s'entr'ouvraient, il dit, pour que l'idée de ce qui s'était passé ne lui rev?nt pas aussit?t:
--Quel chien de temps! On étouffe, quoi! Tout le monde est malade par des temps comme ?a. Espère espère! ?a revient.
Le tonnerre ne grondait plus et l'orage paraissait s'éloigner. Simon entre-bailla la fenêtre, et quand l'air fra?chi par la pluie entra dans la chambre, Pierre dit:
--Ouvre la fenêtre toute grande, cela me fait du bien... Viens ici, Simon.
--Présent, lieutenant.
--Que s'est-il passé?
--Rien du tout; reposez-vous donc.
--Réponds-moi, je me souviens de tout. Quand je me suis évanoui, que s'est-il passé? Et Jeanne?
--Mlle Jeanne? Elle dort. Il n'y a pas de mal. écoutez.
Et le matelot lui raconta comment il l'avait suivi et tout ce que nous avons vu.
Pierre serra la main de son matelot et lui dit avec émotion:
--Mon vieux Simon, tu es le protecteur de la famille; tu m'as deux fois sauvé la vie, et aujourd'hui je te dois la vie de mon enfant.
--Allons, parlons pas de ?a, monsieur Pierre.
Pierre se leva et alla se placer à la fenêtre: il était sombre; le matelot le suivait des yeux et grognait tout bas:
--Qu'est-ce que cette gourgandine-là est venue faire ici? C'est à cause d'elle qu'il a eu cet accès de fièvre chaude.
Car Simon attribuait à un accès de folie l'épouvantable scène dont il avait empêché le terrible dénouement.
Simon Rivet, le matelot de Pierre Davenne, avait passé la quarantaine; c'était un grand gaillard, long comme un mat et maigre comme une arête; il avait les cheveux rares, mais bruns, les yeux bruns, les favoris bruns qui formaient le collier, la peau brune, les lèvres rouges et épaisses, la bouche immense; les dents étaient brunes aussi, les narines toujours ouvertes; ses oreilles plates et sans ourlet étaient ornées de deux anneaux d'or, grands comme des bracelets; il avait au-dessus des yeux deux touffes de poils fauves qui ressemblaient à une brosse à dents; ses sourcils et l'ensemble de tout ?a était gai. Quand il faisait risette à la petite Jeanne, celle-ci se tordait de rire. Quand sa petite ma?tresse s'avisait de tirer sur ses boucles d'oreilles, il riait comme un fou.
Quoique habillé en civil, il avait toujours l'allure du matelot; son pantalon étroit au genou faisait le pied d'éléphant sur la chaussure. Il portait en ceinture un vieux chale à ramage, et sa chemise à col lache tombait sans empois sur sa poitrine, rattachée par des ancres d'or et laissant voir un tricot à raies bleues ou rouges; par-dessus il avait une jaquette droite semblable à une vareuse. à la maison, il se coiffait du toquet; mais, pour aller en ville, il avait un petit chapeau bas qu'il portait par un prodige d'équilibre sur le derrière de la tête; quand le vent enlevait la coiffure des passants, Simon, droit et fier, marchait et son petit chapeau restait vissé comme un chignon.
Il avait navigué avec son ma?tre pendant les dix années que celui-ci avait passées dans la marine. Le jour où Pierre avait donné sa démission, Simon avait obtenu son congé; il avait fait les malles du lieutenant en faisant la sienne. Dans la malle du matelot, il y avait son uniforme, qu'il gardait soigneusement et qu'il endossait les grands jours... Il l'avait mis deux fois déjà, le jour du mariage de Pierre et le jour du baptême de Jeanne. Simon aimait beaucoup à raconter ses voyages, et alors il mentait comme un candidat; son grand plaisir était
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