ces larmes. Ah! qu'il aurait préféré la
colère... Et c'était un triste spectacle que cet homme jeune, accablé de
douleur, et pleurant comme un enfant, et auquel chaque mot de
consolation semblait une blessure nouvelle.
--Mon lieutenant, fit tout à coup le matelot,... l'honneur d'un homme est
au-dessus de la conduite d'une femme... Il faut en finir cette nuit, nous
allons aller chez M. Fernand, je l'éveille, il fera jour dans une heure,
nous emportons des armes... et je vous ai vu à l'oeuvre, je sais la suite.
Si je me trompe, je vous venge et je le tue comme un chien... Vite,
apprêtez-vous.
--Ce n'est pas une vengeance ça...
--Comment, ce n'est pas une vengeance? exclama le matelot étonné.
--Si je me bats avec Fernand, je le tuerai, je le sais... et après...
--Comment après? répéta Simon abruti. Après il ne revient plus.....
--Crois-tu donc que de ce jour je reverrai ma femme...
--Ça, ce n'est pas une difficulté... Vous vous séparez, et tout est dit.
Pierre eut un amer sourire.
--Simon, on m'a brisé le coeur; en une heure j'ai vécu dix ans... Je suis
de l'avis de cette femme. Je veux d'abord me venger et je les tuerai
après...
Simon écarquillait les yeux, ouvrait la bouche, plissait son front, faisait
enfin des efforts pour comprendre et n'y réussissait pas.
--Simon, si je tue Fernand, je n'en reste pas moins le malheureux que sa
femme a trompé et qu'on ridiculise... Si je me sépare de ma femme, je
la fais libre et riche... et je reste le mari de la femme perdue, qui traîne
éternellement mon nom dans son vice et le flétrit en le faisant porter à
des enfants illégitimes...
Pierre Davenne se redressa tout à coup, et fier, les bras croisés, il dit:
--Fernand Séglin est un infâme, un misérable et un lâche; j'ai été sa
dupe... mais il ne me rendra pas ridicule... Geneviève est une fille
perdue... un monstre... mais personne ne saura que Mme Davenne, que
la mère de mon enfant, s'est déshonorée en trompant son mari!
--Qu'allez-vous faire?...
--Je te raconterai cela à l'heure voulue... Simon, sais-tu où demeure, à
Paris, Rigobert?
--Rigobert le sauvage?...
--Oui!...
--Je sais que c'est du côté de Montrouge, je ne peux pas dire où
précisément... Mais ne vous inquiétez pas de ça; il faut le trouver, je le
trouverai...
--Il faut que je le voie demain.
--Mon lieutenant, ce sera fait...
--Eh bien, mon vieux Simon, va te coucher... Simon tournait son béret
dans ses mains et ne bougeait pas.
--Eh bien, tu ne m'as pas entendu?...
--Écoutez, mon lieutenant, faites-moi une grâce: laissez-moi coucher
là...
--Comment, dans ma chambre?
--Vous savez bien que je dors partout, moi, sur un fauteuil, sur le
tapis...
Pierre Davenne eut un triste sourire en disant:
--Mon pauvre et bon camarade, tu ne crois pas à ma dernière résolution,
tu crois que je veux t'éloigner...
--Eh bien, oui... j'ai peur de ça... Une fois seul, vous perdez la
tramontane, ça vous prend, une cartouche; v'lan et ça y est... bonsoir les
gabiers.
Davenne serra la main de son matelot, haussant imperceptiblement les
épaules, et lui dit:
--Reste, Simon!... Demain, tu verras quelle campagne je te prépare et
combien j'ai besoin de vivre pour la faire...
--Merci... Tenez, couchez-vous; je prends ce coin-là, un tapis qui est
plus doux qu'un matelas.
Et le matelot se coucha aussitôt; il feignit de dormir et ne quittait pas de
l'oeil son lieutenant.
Celui-ci alla respirer à la fenêtre, puis, revenant, il s'étendit sur son lit et
éteignit la lampe...
Au bout de quelques instants, le matelot se glissa sans bruit sur le tapis
et se plaça juste devant le lit en se disant:
--S'il se lève, comme ça il sera forcé de me marcher sur le corps, faudra
bien que je me réveille.
Il lui sembla que Pierre respirait plus fort et s'endormait; il écouta; le
malheureux pleurait et gémissait: c'étaient les larmes qu'il versait sur le
bonheur à jamais perdu.
Et Simon grognait tout bas:
--Carcan de chien, faut-il que les hommes soient bêtes de s'attacher à
ces choses-là!... Les femmes!... L'une fait le mal, vite l'autre vient le
raconter... Quel monde!... Tant qu'au Fernand, je crois que le jour où
nous nous aborderons tous les deux dans un coin, il passera un mauvais
quart d'heure!
Pierre ne put dormir, poursuivi sans cesse par la révélation cruelle qui
venait, en une heure, de détruire tous les projets de sa vie; vainement il
cherchait à se contenir; aux larmes succédaient des cris de rage... puis
des cris d'effroi, lorsque la pensée lui revenait qu'il avait failli tuer sa
fille...
Ce fut pour le malheureux une épouvantable nuit, dans laquelle,
obligeant la volonté à faire taire la matière, il reconstruisit son avenir.
C'est la pensée unique de son enfant
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