La fées des grèves | Page 6

Paul H. C. Féval

L'écusson du cardinal Guillaume d'Estouteville, trente-deuxième abbé
de Saint-Michel, existe encore dans la nef et dans la salle des chevaliers.
Il était écartelé: aux premier et dernier, burellé d'argent et de sable, au
lion rampant du même, accolé d'or, armé et lampassé de gueules sur le
tout; aux deuxième et troisième, de gueules à deux fasces d'or,-- l'écu
timbré d'un chapeau de cardinal de gueules et lambrequins de même,
surmonté de la croix archiépiscopale. En coeur, l'écu de France à la
bande de gueules pour brisure.
Dans cette salle des gardes, monseigneur l'évêque de Dol, qui devait
officier, attendait son souverain avec le prieur de Saint-Michel et les
chanoines de Coutances.
Le prieur prit la gauche de Guillaume Robert, qui représentait le

cardinal-abbé, et livra les clés au servant chargé d'ouvrir les portes.
Pour arriver à l'église de l'abbaye de Saint-Michel, on ne marchait pas,
on montait toujours.
Il fallut d'abord traverser le grand réfectoire, énorme pièce de style
roman, où la sobriété des détails fait naître une sorte de grandeur
pesante qui impose et qui étonne, les dortoirs, de même style, qui
règnent au-dessus, et la salle des chevaliers.
Elle était bien nommée, celle-là! fière et robuste comme ces géants qui
s'habillaient de fer! lourde, mais bien campée sur ses vigoureux piliers
et respirant, du sol à sa voûte, la majesté rude du soldat chrétien.
Comme style, c'était le roman arrivant au gothique, le pilier obèse se
faisant plus musculeux, le cintre caressant la naissance de l'ogive.
Ils montèrent encore, lentement, les moines chantant les hymnes de
mort, les hommes d'armes silencieux et recueillis, les femmes voilées,
le duc pâle.
Le duc pâle, qui tremblait sous les voûtes froides, et qui murmurait au
hasard une prière.
Son coeur ne savait pas que sa bouche parlait à Dieu.
Et Dieu n'écoutait pas.
Au-dessus de la salle des chevaliers, le cloître.
_L'Aire de Plomb,_ comme on l'appelait, parce que la cour, comprise
entre les quatre galeries, était recouverte en plomb, pour protéger la
voûte de la salle inférieure.
À mesure qu'on montait, le roman disparaissait pour faire place au
gothique, car l'histoire architecturale du Mont-Saint-Michel a ses pages
en ordre, dont les feuillets se déroulent suivant l'exactitude
chronologique.

Le soleil de midi éclairait le cloître, qui apparut aux pèlerins dans toute
sa riche efflorescence: Un carré parfait, à trois rangs de colonnettes
isolées ou reliées en faisceaux qui se couronnent de voûtes ogivales,
arrêtées par des nervures délicates et hardies.
Le prodige ici, c'est la variété des ornements dont le motif, toujours le
même, se modifie à l'infini dans l'exécution, et brode ses feuilles ou ses
fleurs de mille façons différentes, de telle sorte que la symétrie
respectée laisse le champ libre à la plus aimée de nos sensations
artistiques: celle que fait naître la fantaisie.
Aussi, cette échelle de soixante pieds que nous venons de gravir, depuis
la base des tourelles jusqu'à l_'aire de plomb,_ en passant par la salle
des gardes, le grand réfectoire, le dortoir, la salle des chevaliers, le
cloître, avait-elle reçu, des visiteurs éblouis, le nom générique de la
_Merveille._
À l'angle nord du cloître, il y avait un tronc de bois sculpté, devant
lequel monsieur le prieur s'arrêta en faisant sonner son bât.
--Monsieur Gilles de Bretagne dit-il, dont Dieu ait l'âme en sa
miséricorde, mit dans ce tronc quarante écus nantais, en l'an trente-sept,
le quatrième jour de février.
François prit une poignée d'or dans son escarcelle, la jeta dans le tronc,
se signa et passa.
La procession tourna l'angle du cloître pour gagner la basilique.
Mais ce n'est pas le grand soleil qu'il faut à cette architecture sarrasine
pour qu'elle répande tout ce qui est en elle de mystérieux et de pieux.
Ses grâces un peu bizarres, ses effets imprévus en quelque sorte
romanesques, ont plus besoin d'ombre encore que de lumière.
Et cela est si vrai, que nous assombrissons à plaisir les vitraux de nos
cathédrales, afin que le jour glisse à la fois moins clair et plus chaud
dans ces forêts de granit qui ont leurs racines sous le marbre de la nef et
qui entrelacent à la voûte leurs branches feuillées ou fleuries.

La basilique de Saint-Michel n'était pas entièrement bâtie à l'époque où
se passe notre histoire. Le couronnement du choeur manquait; mais la
nef et les bas côtés étaient déjà clos. L'autel se dressait sous la
charpente même du choeur qui communiquait avec le dehors par les
travaux et les échafaudages.
Le duc François s'arrêta là. Il ne monta point l'escalier du clocher qui
conduit aux galeries, au grand et au petit Tour des fous et enfin à cette
flèche audacieuse où l'archange saint Michel, tournant sur sa boule d'or,
terrassait le dragon à quatre cents pieds au-dessus des grèves[3].
[Note 3: Le campanile et l'archange qu'il supportait ont été détruits
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