La deux fois morte | Page 7

Jules Lermina
j'ai parlé et dont le tablier sans balustrade ne pouvait être
atteint du dehors. Au-dessous, l'étang, immobile et moussu.
Au delà, une allée gravissait le monticule, puis disparaissait en se
contournant.
Les fenêtres--j'en comptais trois--qui faisaient face à l'étang étaient
closes. Les ombres des vignes et des lierres noircissaient les vitres; on
eût dit des yeux très noirs voilés de cils. J'eus la sensation qu'ils me
regardaient: mais alors, si quelqu'un de l'intérieur avait constaté ma
présence, pourquoi nul ne se présentait-il à la grille?
Je me dis alors que j'étais bien fou de raisonner et que vraiment je me
créais à loisir des impressions de mystère, puisqu'il y avait une cloche
et une chaîne. Je donnai une secousse.

VII

Je vis la cloche s'élever et s'abaisser: elle était d'un assez fort calibre, et
un instant je craignis d'avoir sonné trop fort, mais elle ne tinta pas. Je
récidivai, même résultat. Le battant avait été enlevé. Ceci me contraria,
car cette hypothèse se présenta pour la première fois à mon esprit que je
me trouverais, la nuit venant, stupidement arrêté à cette porte, ayant
manqué le but de mon voyage et presque perdu dans un pays que je ne
connaissais pas.
Cependant je ne me tins pas pour battu. Je m'éloignai un peu,
m'efforçant de voir quelque chose dans le château ou dans le petit parc.
Il n'y avait pas apparence de vie ni de mouvement. Je suivis l'étang,
pensant à le tourner et à atteindre Pierre-Sèche par quelque autre point,
mais je m'aperçus bientôt qu'il enveloppait la propriété de tous les
côtés.
L'espèce de rocher sur lequel le castel était construit formait une île
véritable. De plus, le terrain était marécageux à ce point que je risquais
à chaque pas de m'enliser dans la vase.
Il faut avouer que ma situation était assez étrange, voire même ridicule.
Je me trouvais en pleine France, à la porte d'un ami, cent fois plus
embarrassé que je ne l'aurais été en pays barbare. Le pis, c'est que la
tension cérébrale qui m'énervait nuisait à la lucidité de mon esprit et
que j'eus grand'peine à trouver un expédient, pourtant d'une
imagination bien simple.
La cloche n'avait pas de battant, mais elle existait: de plus elle était
fixée au poteau même de la grille, en dedans, il est vrai, mais non hors
de portée. Je me hissai aux barreaux d'une main et, de l'autre,
brandissant ma canne, j'assénai sur le métal un coup vigoureux. Cette
fois, je fus servi à souhait: le son vibra très clair, et le succès couronna
mon ingéniosité tardive.
A peine deux minutes s'étaient-elles écoulées que je vis quelqu'un
paraître au bout de l'allée qui descendait du tertre; seulement le
personnage, qui sans doute était en défiance, me parut placer ses mains
au-dessus de ses yeux pour examiner l'intrus, puis avec de grands

gestes très significatifs lui enjoindre de s'éloigner.
Ceci ne faisait pas mon affaire. Je compris que, si l'homme disparaissait,
il me serait inutile de le rappeler de nouveau, et, me souvenant que,
d'après l'aubergiste, le seul habitant de la maison, avec mon ami, était
son vieux serviteur que j'avais fort bien connu naguère, j'appelai de
toutes mes forces:--Jean! eh Jean, c'est moi!
Et le «c'est moi!» n'étant pas suffisamment suggestif, je lançai mon
nom à pleins poumons.
Victoire! Je ne m'étais pas trompé. L'homme dévala rapidement,
atteignit le petit pont, arriva à la grille et me dit:
--Vous! c'est bien vous! Ah! quel hasard! mon Dieu, pourquoi
n'êtes-vous pas venu plus tôt?
--Tôt ou tard, répliquai-je, me voici. Ouvre cette porte, mon brave, et, si
je puis rendre ici quelque service, tu sais que l'on peut compter sur moi.
Jean était un vieillard, presque septuagénaire, maigre et voûté. De la
main, il me fit signe de modérer les éclats de ma voix.
--Écoutez, me dit-il, j'ai l'ordre formel, absolu, de ne jamais laisser
entrer personne. Mais vous, c'est autre chose, je prends sur moi de
violer ma consigne. Seulement promettez-moi de m'obéir... oui, oui, je
dis de m'obéir. Il y a eu de la mort ici, et je ne suis pas sûr qu'il n'y en
ait plus...
L'accent du bonhomme respirait une émotion profonde. Je fis de mon
mieux pour lui donner confiance, la grille s'ouvrit et j'entrai.
--Voyez-vous, reprit-il, avant tout il faut que je vous parle: j'ai
beaucoup, beaucoup de choses à vous dire. Vous êtes plus savant que
moi, vous comprendrez peut-être. Moi, j'ai bien peur que mon pauvre
maître ait la cervelle détraquée... Pas par là, fit-il brusquement au pied
du château, il ne faut pas qu'il vous voie. S'il se doutait que vous êtes
ici, peut-être qu'il s'enfuirait. Suivez-moi; dans un instant, nous allons

être tranquilles.
Il prenait les plus grandes précautions pour ne faire aucun bruit, et je
l'imitai. Nous atteignîmes une petite
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