La deux fois morte | Page 6

Jules Lermina
refusé à recevoir
personne, même des gens bien intentionnés qui auraient voulu lui
apporter des consolations. La porte leur était restée impitoyablement
fermée. Le vieux Jean--c'était le nom du domestique que je connaissais
bien--bousculait les gens d'un air égaré. C'était à croire que lui-même
devenait fou!
--Enfin, Monsieur, continuait le brave homme, si vous voulez entrer
dans ce château de malheur, je crois que vous en serez pour votre peine.
--J'essaierai quand même, repartis-je.
Au fond, je ne doutais pas que je ne dusse être reçu. Connaissant
l'exquise délicatesse de Paul, je ne m'étonnais pas outre mesure d'une
claustration qu'expliquait suffisamment un désespoir aussi justifié. Je le
verrais, je lui parlerais, je parviendrais à galvaniser cette âme engourdie,
à revivifier ce coeur mort. C'était ma tâche d'ami, et je ne m'y

soustrairais pas.

VI
Vous souvenez-vous de la phrase glaciale d'Edgar Poe:
--Comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en face de la
morne maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, mais, au premier
coup d'oeil que je jetai sur elle, une intolérable tristesse pénétra mon
âme...
Cette réminiscence--la maison Usher--m'obséda pendant toute la route,
alors que sous la lourdeur grise de cette soirée d'automne je suivais,
blotti dans la voiture que conduisait un silencieux Solognot, jauni par
d'anciennes fièvres, la route bordée de marécages qui, sur la rive
gauche de la Sauldre, conduisait à la Pierre Sèche.
Mon conducteur n'était pas de ceux qu'on interroge et dont on quête les
racontars. C'était un de ces non pensants qui répugnent à toute
expansion intellectuelle. Il allait droit devant lui, sans regarder de côté
ni d'autre, ruminant quelque chose de sa mâchoire prognathe et lourde.
Cette société nulle ne me déplaisait pas, laissant intacte ma rêverie qui
peu à peu se condensait en somnolence. Pourtant je n'avais pas fermé
les yeux: entre mes paupières mi-closes passait la lande mate et grise
où parfois éclatait le reflet d'acier d'une mare, cinglée d'une lame. Sur
la route dure, les roues allaient sans bruit, tandis que le cheval s'étirait,
silhouette macabre.
Je ne pourrais dire que la route me semblât longue, car je n'avais plus
aucune notion du temps, non plus que la claire compréhension des
choses. J'étais pris tout entier dans l'étau d'une angoisse inanalysée,
mais si serrante que j'en étais étouffé. Et dans la plaine vide et plate,
entre les étangs, plaques noirâtres sur une peau d'un bistre sale, j'allais
toujours, sans savoir où, instinctivement inquiet.
Ce fut alors que le ressouvenir de la maison Usher plus despotiquement

s'imposa, quand en face d'une flaque d'eau, plus large de quelques
mètres, à l'entrée d'un pont de bois que fermait une grille, l'homme se
retourna et, parlant pour la première fois, dit:
--La Pierre Sèche.
Je fus éveillé en sursaut. Pour un peu, j'aurais demandé ce que pouvait
m'importer la Pierre Sèche.
Mais une impression me saisit, bien différente de celle que j'attendais.
De l'autre côté de l'étang, dans lequel dormaient de longues herbes,
oscillant de leurs grappes ainsi que des épis murs, se dressait au
sommet d'un monticule de quelques pieds, et qui semblait de rocailles
et de mosaïques, une sorte de castel dont une aile se projetait en face de
moi, hardiment découpée sur le ciel que rougeoyait le soleil couchant.
A la vision de la morte maison Usher, qui me devait apparaître, en mes
prévisions attristées, comme la face d'un hypocondriaque se substituait
un profil élancé, avec je ne sais quel raffinement d'élégance. Des vignes
folles, à aigrettes rouges, couraient le long des murs, ayant pour
canevas les nervures du lierre accroché au silex, broderie de pourpre
sur velours vert.
Cette forme s'enveloppait d'une buée claire, irisée, qui estompait les
contours et atténuait les angles.
En ma disposition d'esprit, ce tableautin me ravit, à la fois inattendu et
charmant.
Cependant l'homme restait, attendant que je me décidasse à descendre.
Je compris que, son office rempli, il s'étonnait que je ne lui rendisse pas
sa liberté: il n'avait pas à compter avec mes fantaisies d'imagination. Je
sautai sur le sol et lui tendis une pièce de monnaie.
--Alors, lui dis-je, ceci est bien le château de Pierre Sèche?
--Puisque je vous l'ai dit...

--Merci donc. Vous pouvez retourner à Salbris.
Il me regardait de ses yeux sans couleur: je crus qu'il n'était pas
satisfait:
--N'est-ce pas le prix convenu? demandai-je.
--Si... mais voici la grille. Il y a une sonnette.
Bon! il estimait que son devoir était de ne m'abandonner que lorsque je
serais entré. Mais justement, dans mes vagues pressentiments
d'incidents singuliers, il ne me plaisait pas de le rendre témoin,
peut-être, d'une déconvenue.
--Allez, lui dis-je. Ne vous occupez plus de moi.
Alors il se décida, le cheval tourna, s'allongea, partit.
Je restai seul en face de la grille. Elle barrait toute la largeur du petit
pont dont
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