La deux fois morte | Page 5

Jules Lermina
mes thèses
favorites.
Revenu dans nos ports coloniaux, j'éprouvai une véritable déconvenue
à ne point trouver de lettre de Paul. Était-ce donc que je l'eusse blessé
par quelques railleries inoffensives? J'en aurais été marri, et je me
promis bien, une fois débarqué, de m'expliquer avec lui et de lui
arracher, s'il le fallait, à coups de meâ culpâ un amical pardon.
Je pris juste le temps nécessaire pour régler à Paris quelques affaires
indispensables. Puis, sans prévenir d'ailleurs celui que je comptais

surprendre en plein bonheur, je m'installai dans un wagon, filant sur
Vierzon.
Je m'arrêtai, selon les indications que m'avait données Paul dans une de
ses premières lettres, à la station de Salbris, gros bourg dont le nom est
lié à l'un des épisodes les plus honorables de la guerre de 1870.
Je me hâtai d'entrer à l'auberge pour y commander un frugal repas. On
touchait à la fin du mois d'octobre, et les journées, devenues courtes,
me conseillaient d'arriver le plus tôt possible au château de
Pierre-Sèche, où demeuraient mes amis. J'avais encore cinq heures
devant moi. Je m'enquis d'une voiture, qui me fut procurée avec la
meilleure volonté du monde.
--Où va Monsieur? demanda l'aubergiste.
Je lui nommai le château que j'ai dit. L'homme prit une figure contrite.
--C'est à plus de 4 lieues, en plein marais, sur la rive gauche de la
Sauldre, me dit-il.
J'avais remarqué le changement de sa physionomie: je ne m'imaginai
pas que ce fussent la distance ou la mauvaise qualité des terrains qui
l'eussent provoqué.
En une vague inquiétude, je repris:
--Sans doute, vous connaissez les propriétaires?
Cette fois son embarras fut indéniable.
--Monsieur veut parler de M. Paul X.?
--En effet, je suis de ses amis. J'arrive d'un long voyage, et il me tarde
de lui serrer la main.
--Monsieur arrive de voyage?... alors il ne sait peut-être pas...
--Quoi donc?

--Que M. Paul ne reçoit jamais personne et que nul ne se peut vanter de
l'avoir vu depuis plus de six mois... Ah! c'est une grande pitié,
Monsieur, une vraie pitié!
--Que voulez-vous dire?... Il est arrivé quelque malheur?...
--Quand je disais que Monsieur ne savait pas... la pauvre petite dame
est morte...
--Morte! m'écriai-je avec une angoisse profonde. Quoi! vous voulez
parler de la femme de Paul, de cette chère et exquise créature!
--Monsieur a bien raison, ç'a été une grande perte pour le pays. Vous
me croirez si vous voulez, Monsieur, mais tout le monde l'aimait et la
plaignait aussi, car elle a été longue à dépérir. Elle était si faiblotte!
Voyez-vous, le château est mal placé, et on y a des fièvres. Je ne
comprends pas que M. Paul ait amené là une femme délicate comme
ça!
Ainsi c'était bien elle qui était morte! Jamais je n'avais ressenti heurt
plus douloureux. Sa brutalité m'avait littéralement suffoqué, et des
larmes tombèrent de mes yeux.
--Je vois que Monsieur est un ami, reprit l'hôte. Je n'aurais peut-être pas
dû lui dire la chose tout nettement, mais Monsieur l'aurait bien vite
apprise. Est-ce qu'il faut toujours commander la voiture?
--Certes, m'écriai-je, et pourquoi non? Est-ce quand nos amis sont dans
la douleur qu'il les faut abandonner? Ah! plût à Dieu que je fusse
revenu plus tôt, j'aurais peut-être empêché cet horrible malheur!
--C'est douteux, Monsieur, car la petite dame était bien malade. Je dois
dire aussi que M. Paul l'a soignée! Ah! tenez, c'était beau et douloureux
en même temps... jamais il ne la quittait, et, quand ils se promenaient,
lui la soutenant, vrai, on aurait dit qu'il la buvait des yeux! Il l'aimait
bien, allez! Aussi on comprend son désespoir. Depuis le jour où on a
porté la pauvre dame en terre, avec tout le pays derrière--et des vraies
pleurs comme les vôtres de tout à l'heure--M. Paul s'est enfermé chez

lui, et plus jamais--vous entendez--plus jamais il n'est sorti de
Pierre-Sèche...
Les détails étaient navrants. Paul vivait seul dans ce château qui,
disait-on, serait son tombeau--comme il avait été celui de sa chère
femme. Il n'avait avec lui qu'un vieux domestique qui, lui aussi--c'était
l'expression de l'aubergiste--filait un mauvais coton.
Et puis... et puis il y avait autre chose.
J'eus quelque peine à obtenir de mon interlocuteur qu'il s'expliquât plus
clairement: de fait, cela lui était assez difficile. Naturellement, partout
où la mort passe, elle laisse un sillage d'effroi. Voilà que des bruits
étranges s'étaient répandus dans le pays: on parlait de lumières
fantastiques apparaissant la nuit aux fenêtres du château. Une femme
qui avait été engagée pour des services d'intérieur s'était refusée à
revenir, déclarant qu'elle ne rentrerait pas dans une maison que
hantaient des revenants.
Oh! l'aubergiste ne croyait pas un mot de ces folies. Mais peut-on
empêcher le monde de parler? Aussi n'était-il pas bizarre qu'un homme
de l'âge de Paul se cloitrât ainsi? Il s'était absolument
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