La dernière Aldini | Page 8

George Sand
affable seigneur que j'aie rencontré dans ma
vie.
Je n'ai jamais connu de feu monseigneur Aldini qu'un grand portrait en
pied qui était à l'entrée de la galerie, dans un cadre superbe un peu
détaché de la muraille, et semblant commander à une longue suite
d'aïeux, tous de plus en plus noirs et vénérables, qui s'enfonçaient, par
ordre chronologique, dans la profondeur sombre de cette vaste salle.
Torquato Aldini était habillé dans le dernier goût du temps, avec un
jabot de dentelle de Flandre et un habit du matin de gros d'été
vert-pomme à brandebourgs rose vif; il était admirablement crêpé et
poudré. Mais, malgré la galanterie de ce déshabillé pastoral, je ne
pouvais le regarder sans baisser les yeux; car il y avait sur sa figure,
d'un jaune brun, dans sa prunelle noire et ardente, dans sa bouche froide
et dédaigneuse, dans son attitude impassible, et jusque dans le
mouvement absolu de sa main longue et maigre, ornée de diamants,
une expression de fierté arrogante et de rigueur inflexible que je n'avais
jamais rencontrée sous le toit de ce palais. C'était un beau portrait, et le
portrait d'un beau jeune homme: il était mort à vingt-cinq ans, à la suite
d'un duel avec un Foscari, qui avait osé se dire de meilleure famille que
lui. Il avait laissé une grande réputation de bravoure et de fermeté; mais

on disait tout bas qu'il avait rendu sa femme très-malheureuse, et les
domestiques n'avaient pas l'air de le regretter. Il leur avait imprimé une
telle crainte, qu'ils ne passaient jamais le soir devant cette peinture,
saisissante de vérité, sans se découvrir la tête, comme ils eussent fait
devant la personne de leur ancien maître.
Il fallait que la dureté de son âme eût fait beaucoup souffrir la signora
et l'eût bien dégoûtée du mariage, car elle ne voulait point contracter de
nouveaux liens, et repoussait les meilleurs partis de la république.
Cependant elle avait besoin d'aimer, car elle souffrait les assiduités du
comte Lanfranchi, et ne semblait lui refuser des douceurs de l'hyménée
que le serment indissoluble. Au bout d'un an, le comte, désespérant de
lui inspirer la confiance nécessaire pour un tel engagement, et
cherchant fortune ailleurs, lui confessa qu'une riche héritière lui donnait
meilleure espérance. La signora lui rendit aussitôt généreusement sa
liberté; elle parut triste et malade pendant plusieurs jours; mais, au bout
d'un mois, le prince de Montalegri vint occuper dans la gondole la
place que l'ingrat Lanfranchi avait laissée vacante, et pendant un an
encore, Mandola et moi promenâmes sur les lagunes ce couple
bénévole, et en apparence fortuné.
J'avais un attachement très-vif pour la signora. Je ne concevais rien de
plus beau et de meilleur qu'elle sur la terre. Quand elle tournait sur moi
son beau regard presque maternel, quand elle m'adressait en souriant de
douces paroles (les seules qui pussent sortir de ses lèvres charmantes),
j'étais si fier et si content que, pour lui faire plaisir, je me serais jeté
sous la carène tranchante du Bucentaure. Quand elle me donnait un
ordre, j'avais des ailes; quand elle s'appuyait sur moi, mon coeur
palpitait de joie; quand, pour faire remarquer ma belle chevelure au
prince de Montalegri, elle posait doucement sa main de neige sur ma
tête, je devenais rouge d'orgueil. Et pourtant je promenais sans jalousie
le prince à ses côtés; je répondais gaiement à ces quolibets pleins de
bienveillance que les seigneurs de Venise aiment à échanger avec les
barcarolles pour éprouver en eux l'esprit de repartie; et, malgré
l'excessive liberté dont le gondolier provoqué jouit en pareil cas, jamais
je n'avais senti contre le prince le plus léger mouvement d'aigreur.
C'était un bon jeune homme; je lui savais gré d'avoir consolé la signora

de l'abandon de M. Lanfranchi. Je n'avais pas cette sotte humilité qui
s'incline devant les prérogatives du rang. En fait d'amour, nous ne les
connaissons guère dans ce pays, et nous les connaissions encore moins
dans ce temps-là. Il n'y avait pas une telle différence d'âge entre la
signora et moi, que je ne pusse être amoureux d'elle. Le fait est que je
serais embarrassé aujourd'hui de donner un nom à ce que j'éprouvais
alors. C'était de l'amour peut-être, mais de l'amour pur comme mon âge;
et de l'amour tranquille, parce que j'étais sans ambition et sans cupidité.
Outre ma jeunesse, mon zèle et mon caractère facile et enjoué, j'avais
plu particulièrement à la signora par mon amour pour la musique: elle
prenait plaisir à voir l'émotion que j'éprouvais au son de sa belle voix,
et chaque fois qu'elle chantait, elle me faisait appeler. Accorte et
familière, elle me faisait entrer jusque dans son cabinet, et m'autorisait
à m'asseoir auprès de Salomé. Il semblait qu'elle eût aimé à voir cette
farouche camériste se départir un peu avec moi de son austérité. Mais
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