La dernière Aldini | Page 7

George Sand
de Venise essayaient en vain d'égaler; immensément
riche, elle aimait le luxe, et dépensait la moitié de son revenu à
satisfaire ses goûts d'artiste et ses habitudes de patricienne. L'autre
moitié passait en aumônes, en services rendus, en bienfaits de toute
espèce. Quoique ce fût un assez beau _denier de veuve_, comme elle
l'appelait, elle s'accusait naïvement d'être une âme tiède, de ne pas faire
ce qu'elle devait; et, concevant de sa charité plus de repentir que
d'orgueil, elle se promettait chaque jour de quitter le siècle et de
s'occuper sérieusement de son salut. Vous voyez, d'après ce mélange de
faiblesse féminine et de vertu chrétienne, qu'elle ne se piquait point
d'être une âme forte, et que son intelligence n'était pas plus éclairée que
ne le comportaient le temps et le monde où elle vivait. Avec cela, je ne
sais s'il a jamais existé de femme meilleure et plus charmante. Les
autres femmes, jalouses de sa beauté, de son opulence et de sa vertu,
s'en vengeaient en assurant qu'elle était bornée et ignorante. Il y avait
de la vérité dans cette accusation; mais Bianca n'en était pas moins

aimable. Elle avait un fonds de bon sens qui l'empêchait d'être jamais
ridicule, et, quant à son manque d'instruction, la naïveté modeste qui en
résultait était chez elle une grâce de plus. J'ai vu autour d'elle les
hommes les plus éclairés et les plus graves ne jamais se lasser de son
entretien.
Vivant ainsi à l'église et au théâtre, dans la mansarde du pauvre et dans
les palais, elle portait avec elle en tous lieux la consolation ou le plaisir,
elle imposait à tous la reconnaissance ou la gaieté. Son humeur était
égale, enjouée, et le caractère de sa beauté suffisait à répandre la
sérénité autour d'elle. Elle était de moyenne taille, blanche comme le
lait et fraîche comme une fleur; tout en elle était douceur, jeunesse,
aménité. De même que, dans toute sa gracieuse personne, on eût
vainement cherché un angle aigu, de même son caractère n'offrit jamais
la moindre aspérité, ni sa bonté la moindre lacune. A la fois active
comme le dévouement évangélique et nonchalante comme la mollesse
vénitienne, elle ne passait jamais plus de deux heures dans la journée au
même endroit; mais dans son palais elle était toujours couchée sur un
sofa, et dehors elle était toujours étendue dans sa gondole. Elle se disait
faible sur les jambes, et ne montait ou ne descendait jamais un escalier
sans être soutenue par deux personnes; dans ses appartements elle était
toujours appuyée sur le bras de Salomé, une belle fille juive qui la
servait et lui tenait compagnie. On disait à ce propos que madame
Aldini était boiteuse par suite de la chute d'un meuble que son mari
avait jeté sur elle dans un accès de colère, et qui lui avait fracturé la
jambe: c'est ce que je n'ai jamais su précisément, bien que pendant plus
de deux ans elle se soit appuyée sur mon bras pour sortir de son palais
et pour y rentrer, tant elle mettait d'art et de soin à cacher cette
infirmité.
Malgré sa bienveillance et sa douceur, Bianca ne manquait ni de
discernement ni de prudence dans le choix des personnes qui
l'entouraient; il est certain que nulle part je n'ai vu autant de braves
gens réunis. Si vous me trouvez un peu de bonté et assez de fierté dans
l'âme, c'est au séjour que j'ai fait dans cette maison qu'il faut l'attribuer.
Il était impossible de n'y pas contracter l'habitude de bien penser, de
bien dire et de bien faire; les valets étaient probes et laborieux, les amis

fidèles et dévoués... les amants même... (car il faut bien l'avouer, il y
eut des amants) étaient pleins d'honneur et de loyauté. J'avais là
plusieurs patrons; de tous ces pouvoirs, la signora était le moins
impératif. Au reste, tous étaient bons ou justes. Salomé, qui était le
pouvoir exécutif de la maison, maintenait l'ordre avec un peu de
sévérité; elle ne souriait guère, et le grand arc de ses sourcils se divisait
rarement en deux quarts de cercle au-dessus de ses longs yeux noirs.
Mais elle avait de l'équité, de la patience et un regard pénétrant qui ne
méconnaissait jamais la sincérité. Mandola, premier gondolier, et mon
précepteur immédiat, était un Hercule lombard, qu'à ses énormes
favoris noirs et à ses formes athlétiques on eût pris pour Polyphème. Ce
n'en était pas moins le paysan le plus doux, le plus calme et le plus
humain qui ait jamais passé de ses montagnes à la civilisation des
grandes cités. Enfin, le comte Lanfranchi, le plus bel homme de la
république, que nous avions l'honneur de promener tous les soirs en
gondole fermée avec madame Aldini, de dix heures à minuit, était bien
le plus gracieux et le plus
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 81
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.