La dernière Aldini | Page 9

George Sand

Salomé m'imposait beaucoup plus que la signora, et jamais je ne fus
tenté de m'enhardir auprès d'elle.
Un jour la signora me demanda si j'avais de la voix, je lui répondis que
j'en avais eu, mais qu'elle s'était perdue. Elle voulut que j'en fisse l'essai
devant elle. Je m'en défendis, elle insista, il fallut céder. J'étais fort
troublé, et convaincu qu'il me serait impossible d'articuler un son; car il
y avait bien un an que je ne m'en étais avisé. J'avais alors dix-sept ans.
Ma voix était revenue, je ne m'en doutais pas. Je mis ma tête dans mes
deux mains: je tâchai de me rappeler une strophe de la Jérusalem, et le
hasard me fit rencontrer celle qui exprime l'amour d'Olinde pour
Sophronie, et qui se termine par ce vers:
Brama assai, poco spera, nulla chiede.
Alors, rassemblant mon courage et me mettant à crier de toute ma force
comme si j'eusse été en pleine mer, je fis retentir les lambris étonnés de
ce lai plaintif et sonore, sur lequel nous chantons dans les lagunes les
prouesses de Roland et les amours d'Herminie. Je ne me méfiais pas de
l'effet que j'allais produire; comptant sur le filet enroué que j'avais fait
sortir autrefois de ma poitrine, je faillis tomber à la renverse, lorsque
l'instrument que je recélais en moi, à mon insu, manifesta sa puissance.

Les tableaux suspendus à la muraille en frémirent, la signora sourit, et
les cordes de la harpe répondirent par une longue vibration au choc de
cette voix formidable.
«Santo Dio! s'écria Salomé en laissant tomber son ouvrage et en se
bouchant les oreilles, le lion de Saint-Marc ne rugirait pas autrement!»
La petite Aldini, qui jouait sur le tapis, fut si épouvantée, qu'elle se mit
à pleurer et à crier.
Je ne sais ce que fit la signora. Je sais seulement qu'elle, et l'enfant, et
Salomé, et la harpe, et le cabinet, tout disparut, et que je courus à toutes
jambes à travers les rues, sans savoir quel démon me poussait, jusqu'à
la Quinta-Valle; là, je me jetai dans une barque et j'arrivai à la grande
prairie qu'on nomme aujourd'hui le Champ-de-Mars, et qui est encore
le lieu le plus désert de la ville. A peine me vis-je seul et en liberté, que
je me mis à chanter de toute la force de mes poumons. O miracle!
j'avais plus d'énergie et d'étendue dans la voix qu'aucun des cupidi que
j'avais admirés à Chioggia. Jusque-là j'avais cru manquer de puissance,
et j'en avais trop. Elle me débordait, elle me brisait. Je me jetai la figure
dans les longues herbes, et, en proie à un accès de joie délirante, je
fondis en larmes. O les premières larmes de l'artiste! elles seules
peuvent rivaliser de douceur ou d'amertume avec les premières larmes
de l'amant.
Je me remis ensuite à chanter et à répéter cent fois de suite les strophes
éparses dont j'avais gardé souvenance. A mesure que je chantais, le
rude éclat de ma voix s'adoucissait, je sentais l'instrument devenir à
chaque instant plus souple et plus docile. Je ne ressentais aucune
fatigue; plus je m'exerçais, plus il me semblait que ma respiration
devenait facile et de longue haleine. Alors, je me hasardai à essayer les
airs d'opéra et les romances que j'entendais chanter depuis deux ans à la
signora. Depuis deux ans, j'avais bien appris et bien travaillé sans m'en
douter. La méthode était entrée dans ma tête par routine, par instinct, et
le sentiment dans mon âme par intuition, par sympathie. J'ai beaucoup
de respect pour l'étude; mais j'avoue qu'aucun chanteur n'a moins étudié
que moi. J'étais doué d'une facilité et d'une mémoire merveilleuses. Il
suffisait que j'eusse entendu un trait pour le rendre aussitôt avec netteté.

J'en fis l'épreuve dès ce premier jour, et je parvins à chanter presque
d'un bout à l'autre les morceaux les plus difficiles du répertoire de
madame Aldini.
La nuit vint m'avertir de mettre un terme à mon enthousiasme. Je
m'aperçus alors que j'avais manqué tout le jour à mon service, et je
retournai au palais confus et repentant de ma faute. C'était la première
de ce genre que j'eusse commise, et je ne craignais rien tant qu'un
reproche de la signora, quelque doux qu'il dût être. Elle était en train de
souper, et je me glissai timidement derrière sa chaise. Je ne la servais
jamais à table; car j'étais resté fier comme un Chioggiote, et j'avais
gardé toutes les franchises attachées à mon emploi privilégié. Mais,
voulant réparer mon tort par un acte d'humilité, je pris des mains de
Salomé l'assiette de porcelaine de Chine qu'elle allait lui présenter, et
j'avançai la main avec gaucherie. Madame Aldini feignit d'abord de ne
pas y faire attention, et se laissa servir ainsi pendant quelques instants;
puis, tout d'un coup, rencontrant à la
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 81
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.