La dernière Aldini | Page 6

George Sand
par la suite,
je ne pus supporter ni l'aspect ni le son de cet instrument fatal.
La bonne duègne me secourut et intéressa la signora Aldini à mon sort.
Je fus promptement rétabli des suites du jeûne, et mon persécuteur,
apaisé par cette expiation, agréa l'aveu de ma faute et l'expression
brusque, mais sincère, de mes regrets. Mon père, en apprenant de mon
patron que j'étais perdu, était accouru. Il fronça le sourcil lorsque
madame Aldini lui manifesta l'intention de me prendre à son service.
C'était un homme rude, mais fier et indépendant. C'était bien assez,
selon lui, que je fusse condamné par ma délicate organisation à vivre à
la ville. J'étais de trop bonne famille pour être valet, et quoique les
gondoliers eussent de grandes prérogatives dans les maisons
particulières, il y avait une distinction de rang bien marquée entre les
gondoliers de la place et les gondolieri di casa. Ces derniers étaient
mieux vêtus, il est vrai, et participaient au bien-être de la vie

patricienne; mais ils étaient réputés laquais, et il n'y avait point de telle
souillure dans ma famille. Néanmoins madame Aldini était si gracieuse
et si bienveillante, que mon brave homme de père, tortillant son bonnet
rouge dans ses mains avec embarras, et tirant à chaque instant, par
habitude, sa pipe éteinte de sa poche, ne sut que répondre à ses douces
paroles et à ses généreuses promesses. Il résolut de me laisser libre,
comptant bien que je refuserais. Mais moi, quoique je fusse bien
dégoûté de la harpe, je ne songeais qu'à la musique. Je ne sais quelle
puissance magnétique la signora Aldini exerçait sur moi; c'était une
véritable passion, mais une passion d'artiste toute platonique et toute
philharmonique. De la petite chambre basse où l'on m'avait recueilli
pour me soigner,--car j'eus, par suite de mon jeûne, deux ou trois accès
de fièvre,--je l'entendais chanter, et cette fois elle s'accompagnait avec
le clavecin, car elle jouait également bien de plusieurs instruments.
Enivré de ses accents, je ne compris pas même les scrupules de mon
père, et j'acceptai sans hésiter la place de gondolier en second au palais
Aldini.
Il était de bon goût à cette époque d'être bien monté en barcarolles,
c'est-à-dire que, de même que la gondole équivaut, à Venise, à
l'équipage dans les autres pays, de même les gondoliers sont un objet à
la fois de luxe et de nécessité comme les chevaux. Toutes les gondoles
étant à peu près semblables, d'après le décret somptuaire de la
république, qui les condamna indistinctement à être tendues de noir,
c'était seulement par l'habit et par la tournure de leurs rameurs que les
personnes opulentes pouvaient se faire remarquer dans la foule. La
gondole du patricien élégant devait être conduite, à l'arrière, par un
homme robuste et d'une beauté mâle; à l'avant, par un négrillon
singulièrement accoutré, ou par un blondin indigène, sorte de page ou
de jockey vêtu avec élégance, et placé là comme un ornement, comme
la poupée à la proue des navires.
J'étais donc tout à fait propre à cet honorable emploi. J'étais un
véritable enfant des lagunes, blond, rose, tres-fort, avec des contours un
peu féminins, ayant la tête, les pieds et les mains remarquablement
petits, le buste large et musculeux, le cou et les bras ronds, nerveux et
blancs. Ajoutez à cela une chevelure couleur d'ambre, fine, abondante,

et bouclée naturellement; imaginez un charmant costume demi-Figaro,
demi-Chérubin, et le plus souvent les jambes nues, la culotte de velours
bleu de ciel attachée par une ceinture de soie écarlate, et la poitrine
couverte seulement d'une chemise de batiste brodée plus blanche que la
neige; vous aurez une idée du pauvre histrion en herbe qu'on appelait
alors Nello, par contraction de son nom véritable, Daniele Gemello.
Comme il est de la destinée des petits chiens d'être cajolés par les
maîtres imbéciles et battus par les valets jaloux, le sort de mes pareils
était généralement un mélange assez honteux de tolérance illimitée de
la part des uns, et de haine brutale de la part des autres. Heureusement
pour moi, la Providence me jeta sur un coin béni: Bianca Aldini était la
bonté, l'indulgence, la charité, descendues sur la terre. Veuve à vingt
ans, elle passait sa vie à soulager les pauvres, à consoler les affligés. Là
où il y avait une larme à essuyer, un bienfait à verser, on la voyait
bientôt accourir dans sa gondole, portant sur ses genoux sa petite fille
âgée de quatre ans; miniature charmante, si frêle, si jolie, et toujours si
fraîchement parée, qu'il semblait que les belles mains de sa mère
fussent les seules au monde assez effilées, assez douces et assez
moelleuses pour la toucher sans la froisser ou sans la briser. Madame
Aldini était toujours vêtue elle-même avec un goût et une recherche que
toutes les dames
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