La dernière Aldini | Page 5

George Sand
alors contempler l'intérieur d'un magnifique cabinet; mais le seul
objet qui me frappa, ce fut la harpe muette au milieu des autres meubles
qu'elle dominait fièrement. Le rayon qui pénétra dans le cabinet lorsque
j'entr'ouvris le rideau vint frapper sur la dorure de l'instrument, et fit
étinceler le beau cygne sculpté qui le surmontait. Je restai immobile
d'admiration, ne pouvant me lasser d'en examiner les moindres détails,
la structure élégante, qui me rappelait la proue des gondoles, les cordes
diaphanes qui me semblèrent, toutes d'or filé, les cuivres luisants et la
boîte de bois satiné sur laquelle étaient peints des oiseaux, des fleurs et
des papillons richement coloriés et d'un travail exquis.
Cependant, il me restait un doute, au milieu de tant de meubles
superbes, dont la forme et l'usage m'étaient peu connus; ne m'étais-je

pas trompé? était-ce bien la harpe que je contemplais? Je voulus m'en
assurer; je pénétrai dans le cabinet, et je posai une main gauche et
tremblante sur les cordes. O ravissement! elles me répondirent. Saisi
d'un inexprimable vertige, je me mis à faire vibrer au hasard et avec
une sorte de fureur toutes ces voix retentissantes, et je ne crois pas que
l'orchestre le plus savant et le mieux gouverné m'ait jamais fait depuis
autant de plaisir que l'effroyable confusion de sons dont je remplis
l'appartement de la signora Aldini.
Mais ma joie ne fut pas de longue durée. Un valet de chambre qui
rangeait les salles voisines accourut au bruit, et, furieux de voir un petit
rustre en haillons s'introduire ainsi et s'abandonner à l'amour de l'art
avec un si odieux déréglement, se mit en devoir de me chasser à coups
de balai. Il ne me convenait guère d'être congédié de la sorte, et je me
retirai prudemment vers le balcon, afin de m'en aller comme j'étais
venu. Mais avant que j'eusse pu l'enjamber, le valet s'élança sur moi, et
je me vis dans l'alternative d'être battu ou de faire un culbute ridicule.
Je pris un parti violent, ce fut d'esquiver le choc en me baissant avec
dextérité, et de saisir mon adversaire par les deux jambes, tandis qu'il
donnait brusquement de la poitrine contre la balustrade. L'enlever ainsi
de terre et le lancer dans le canal fut l'affaire d'un instant. C'est un jeu
auquel les enfants s'exercent entre eux à Chioggia. Mais je n'avais pas
eu le temps d'observer que la fenêtre était à vingt pieds de l'eau et que
le pauvre diable de cameriere pouvait ne pas savoir nager.
Heureusement pour lui et pour moi, il revint aussitôt sur l'eau et
s'accrocha aux barques du traguet. J'eus un instant de terreur en lui
voyant faire le plongeon; mais, dès que je le vis sauvé, je songeai à me
sauver moi-même: car il rugissait de fureur et allait ameuter contre moi
tous les laquais du palais Aldini. J'enfilai la première porte qui s'offrit à
moi, et, courant à travers les galeries, j'allais franchir l'escalier, lorsque
j'entendis des voix confuses qui venaient à ma rencontre. Je remontai
précipitamment et me réfugiai sous les combles du palais, où je me
cachai dans un grenier parmi de vieux tableaux rongés des vers, et des
débris de meubles.
Je restai là deux jours et deux nuits sans prendre aucun aliment et sans

oser me frayer un passage au milieu de mes ennemis. Il y avait tant de
monde et de mouvement dans cette maison qu'on n'y pouvait faire un
pas sans rencontrer quelqu'un. J'entendais par la lucarne les propos des
valets qui se tenaient dans la galerie de l'étage inférieur. Ils
s'entretenaient de moi presque continuellement, faisaient mille
commentaires sur ma disparition, et se promettaient de m'infliger une
rude correction s'ils réussissaient à me rattraper. J'entendais aussi mon
patron sur sa barque s'étonner de mon absence, et se réjouir à l'idée de
mon retour, dans des intentions non moins bienveillantes. J'étais brave
et vigoureux; mais je sentais que je serais accablé par le nombre. L'idée
d'être battu par mon patron ne m'occupait guère; c'était une chance du
métier d'apprenti qui n'entraînait aucune honte. Mais celle d'être châtié
par des laquais soulevait en moi une telle horreur, que je préférais
mourir de faim. Il ne s'en fallut pas de beaucoup que mon aventure
n'eût ce dénouement. A quinze ans, on supporte mal la diète. Une
vieille camériste qui vint chercher un pigeon déserteur sous les combles
trouva, au lieu de son fugitif, le pauvre barcarolino évanoui et presque
mort au pied d'une vieille toile qui représentait une sainte Cécile. Ce
qu'il y eut de plus frappant pour moi dans ma détresse, c'est que la
sainte avait entre les bras une harpe de forme antique que j'eus tout le
loisir de contempler au milieu des angoisses de la faim, et dont la vue
me devint tellement odieuse, que pendant bien longtemps,
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