La dernière Aldini | Page 4

George Sand
poésie, remontent sur leurs barques et
déclament aux flots et aux vents les fragments rompus de ces épopées
délirantes.
J'étais le moins bruyant et le plus attentif de ces dilettanti. Comme
j'étais fort assidu aux séances, et que j'en sortais toujours silencieux et
pensif, mes parents en concluaient que j'étais un enfant docile et borné,
à la fois désireux et incapable d'apprendre les beaux-arts. On trouvait
ma voix agréable; mais, comme j'avais en moi le sentiment d'une
accentuation plus pure et d'une déclamation moins forcenée que celle
des cupidons et de leurs imitateurs, on décréta que j'étais, comme
chanteur aussi bien que comme barcarole, bon pour la ville, retournant
ainsi votre locution française à propos de choses de peu de valeur,--bon
pour la campagne.

Je vous ai promis le récit de deux épisodes, et non celui de ma vie; je
ne vous dirai donc pas le détail de toutes les souffrances par lesquelles
je passai pour arriver, moyennant le régime du riz à l'eau et des coups
de rame sur les épaules, à l'âge de quinze ans et à un très-médiocre
talent de gondolier. Le seul plaisir que j'eusse, c'était celui d'entendre
passer les sérénades; et, quand j'avais un instant de loisir, je
m'échappais pour chercher et suivre les musiciens dans tous les coins
de la ville. Ce plaisir était si vif que, s'il ne m'empêchait point de
regretter la maison paternelle, il m'eût empêché du moins d'y retourner.
Du reste, ma passion pour la musique était à l'état de goût sympathique,
et non de penchant personnel; car ma voix était en pleine mue, et me
semblait si désagréable, lorsque j'en faisais le timide essai, que je ne
concevais pas d'autre avenir que celui de battre l'eau des lagunes, toute
ma vie, au service du premier venu.
Mon maître et moi occupions souvent le traguetto, ou station de
gondoles, sur le grand canal, au palais Aldini, vers l'image de _saint
Zandegola_ (contraction patoise du nom de San-Giovanni Decollato).
En attendant la pratique, mon patron dormait, et j'étais chargé de
guetter les passants pour leur offrir le service de nos rames. Ces heures,
souvent pénibles dans les jours brûlants de l'été, étaient délicieuses
pour moi au pied du palais Aldini, grâce à une magnifique voix de
femme accompagnée par la harpe, dont les sons arrivaient
distinctement jusqu'à moi. La fenêtre par laquelle s'échappaient ces
sons divins était située au-dessus de ma tête, et le balcon avancé me
servait d'abri contre la chaleur du jour. Ce petit coin était mon Éden, et
je n'y repasse jamais sans que mon coeur tressaille au souvenir de ces
modestes délices de mon adolescence. Une tendine de soie ombrageait
alors le carré de balustrade de marbre blanc, brunie par les siècles et
enlacée de liserons et de plantes pariétaires soigneusement cultivées par
la belle hôtesse de cette riche demeure; car elle était belle; je l'avais
entrevue quelquefois au balcon, et j'avais entendu dire aux autres
gondoliers que c'était la femme la plus aimable et la plus courtisée de
Venise. J'étais assez peu sensible à sa beauté, quoiqu'à Venise les gens
du peuple aient des yeux pour les femmes du plus haut rang, et
réciproquement, à ce qu'on assure. Pour moi, j'étais tout oreilles; et,
quand je la voyais paraître, mon coeur battait de joie, parce que sa

présence me donnait l'espoir de l'entendre bientôt chanter.
J'avais entendu dire aussi aux gondoliers du traguet que l'instrument
dont elle s'accompagnait était une harpe; mais leurs descriptions étaient
si confuses qu'il m'était impossible de me faire une idée nette de cet
instrument. Ses accords me ravissaient, et c'est lui que je brûlais du
désir de voir. Je m'en faisais un portrait fantastique; car on m'avait dit
qu'il était tout d'or pur, plus grand que moi, et mon patron Masino en
avait vu un qui était terminé par le buste d'une belle femme qu'on aurait
dit prête à s'envoler, car elle avait des ailes. Je voyais donc la harpe
dans mes rêves, tantôt sous la figure d'une sirène, et tantôt sous celle
d'un oiseau; quelquefois je croyais voir passer une belle barque
pavoisée, dont les cordages de soie rendaient des sons harmonieux. Une
fois je rêvai que je trouvais une harpe au milieu des roseaux et des
algues; mais au moment où j'écartais les herbes humides pour la saisir,
je fus éveillé en sursaut, et ne pus jamais retrouver le souvenir distinct
de sa forme.
Cette curiosité s'empara si fort de mon jeune cerveau, qu'un jour je finis
par céder à une tentation maintes fois vaincue. Pendant que mon patron
était au cabaret, je grimpai sur la couverture de ma gondole, et de là
aux barreaux d'une fenêtre basse; puis enfin je m'accrochai à la
balustrade du balcon, je l'enjambai et je me trouvai sous les rideaux de
la tendine.
Je pus
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