La dernière Aldini | Page 3

George Sand
voilà pourquoi vous me voyez dégoûté du
théâtre, blasé sur les émotions du triomphe, et peu désireux de
conquérir de nouveaux applaudissements à l'aide des vieux moyens;
c'est que je voudrais m'élancer dans une vie d'émotions nouvelles, et
trouver dans le drame lyrique l'expression du drame de ma propre vie;
mais alors je deviendrais peut-être triste et vaporeux comme un
Hambourgeois, et tu me raillerais cruellement, Beppa! C'est ce qu'il ne
faut pas. O mes bons amis, buvons! et vive la joyeuse Italie et Venise la
belle!
Il porta son verre à ses lèvres; mais il le remit sur la table avec
préoccupation, sans avoir avalé une seule goutte de vin. L'abbé lui
répondit par un soupir, Beppa lui serra la main, et, après quelques
instants d'un silence mélancolique, Lélio, pressé de remplir sa promesse,
commença son récit en ces termes:

«Je suis, vous le savez, fils d'un pêcheur de Chioggia. Presque tous les
habitants de cette rive ont le thorax bien développé et la voix forte. Ils
l'auraient belle, s'il ne l'enrouaient de bonne heure à lutter sur leurs
barques contre les bruits de la mer et des vents, à boire et à fumer
immodérément pour conjurer le sommeil et la fatigue. C'est une belle
race que nos Chioggiotes. On dit qu'un grand peintre français Leopoldo
Roberto, est maintenant occupé à illustrer le type de leur beauté dans un
tableau qu'il ne laisse voir à personne.
Quoique je sois d'une complexion assez robuste, comme vous voyez,
mon père, en me comparant à mes frères, me jugea si frêle et si chétif,
qu'il ne voulut m'enseigner ni à jeter le filet, ni à diriger la chaloupe et
le chasse-marée. Il me montra seulement le maniement de la rame à
deux mains, le voguer de la barquette, et il m'envoya gagner ma vie à
Venise en qualité d'aide-gondolier de place. Ce fut une grande douleur
et une grande humiliation pour moi que d'entrer ainsi en servage, de
quitter la maison paternelle, le rivage de la mer, l'honorable et
périlleuse profession de mes pères. Mais j'avais une belle voix, je
savais bon nombre de fragments de l'Arioste et du Tasse. Je pouvais
faire un agréable gondolier, et gagner, avec le temps et la patience,
cinquante francs par mois au service des amateurs et des étrangers.
Vous ne savez pas, Zorzi, dit Lélio en s'interrompant et en se tournant
vers moi, comment se développent chez nous, gens du peuple, le goût
et le sentiment de la musique et de la poésie. Nous avions alors et nous
avons encore (bien que cet usage menace de se perdre) nos trouvères et
nos bardes, que nous appelons cupidons; rapsodes voyageurs, ils nous
apportent des provinces centrales les notions incorrectes de la
langue-mère, altérée, je ferais mieux de dire enrichie, de tout le génie
des dialectes du nord et du midi. Hommes du peuple comme nous,
doués à la fois de mémoire et d'imagination, ils ne se gênent nullement
pour mêler leurs improvisations bizarres aux créations des poëtes.
Prenant et laissant toujours sur leur passage quelque locution nouvelle,
ils embellissent et leur langage et le texte de leurs auteurs d'une
incroyable confusion d'idiomes. On pourrait les appeler les
conservateurs de l'instabilité du langage dans les provinces frontières et
sur tout le littoral. Notre ignorance accepte sans appel les décisions de

cette académie ambulante; et vous avez eu souvent l'occasion d'admirer
tantôt l'énergie, tantôt le grotesque de l'italien de nos poëtes, dans la
bouche des chanteurs des lagunes.
C'est le dimanche à midi, sur la place publique de Chioggia, après la
grand'messe, ou le soir dans les cabarets de la côte, que ces rapsodes
charment, par leurs récitatifs entrecoupés de chant et de déclamation,
un auditoire nombreux et passionné. Le cupido est ordinairement
debout sur une table et joue de temps en temps une ritournelle ou un
finale de sa façon sur un instrument quelconque, celui-ci sur la
cornemuse calabraise, celui-là sur la vielle bergamasque, d'autres sur le
violon, la flûte ou la guitare. Le peuple chioggiote, en apparence
flegmatique et froid, écoute d'abord en fumant d'un air impassible et
presque dédaigneux; mais aux grands coups de lance des héros de
l'Arioste, à la mort des paladins, aux aventures des demoiselles
délivrées et des géants pourfendus, l'auditoire s'éveille, s'anime, s'écrie
et se passionne si bien, que les verres et les pipes volent en éclats, les
tables et les siéges sont brisés, et souvent le cupide, prêt à devenir
victime de l'enthousiasme excité par lui, est forcé de s'enfuir, tandis que
les dilettanti se répandent dans la campagne à la poursuite d'un
ravisseur imaginaire, aux cris d'amazza! amazza! tue le monstre! tue le
coquin! à mort le brigand! bravo, Astolphe! courage, bon compagnon!
avance! avance! tue! tue! C'est ainsi que les Chioggiotes, ivres de
fumée de tabac, de vin et de
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