La curée | Page 5

Emile Zola
à la sortie du Bois. L'ombre croissait; les taillis couraient, aux deux bords, comme des murs grisatres; les chaises de fonte, peintes en jaune, où s'étale, par les beaux soirs, la bourgeoisie endimanchée, filaient le long des trottoirs, toutes vides, ayant la mélancolie noire de ces meubles de jardin que l'hiver surprend; et le roulement, le bruit sourd et cadencé des voitures qui rentraient passait comme une plainte triste, dans l'allée déserte.
Sans doute Maxime sentit tout le mauvais ton qu'il y avait à trouver la vie dr?le. S'il était encore assez jeune pour se livrer à un élan d'heureuse admiration, il avait un égo?sme trop large, une indifférence trop railleuse, il éprouvait déjà trop de lassitude réelle, pour ne pas se déclarer écoeuré, blasé, fini. D'ordinaire, il mettait quelque gloire à cet aveu.
Il s'allongea comme Renée, il prit une voix dolente.
--Tiens! tu as raison, dit-il; c'est crevant. Va, je ne m'amuse guère plus que toi; j'ai souvent aussi rêvé autre chose.... Rien n'est bête comme de voyager.
Gagner de l'argent, j'aime encore mieux en manger, quoique ce ne soit pas toujours aussi amusant qu'on se l'imagine d'abord. Aimer, être aimé, on en a vite plein le dos, n'est-ce pas?... Ah! oui, on en a plein le dos!...
La jeune femme ne répondant pas, il continua, pour la surprendre par une grosse impiété:
--Moi, je voudrais être aimé par une religieuse.
Hein, ce serait peut-être dr?le!... Tu n'as jamais fait le rêve, toi, d'aimer un homme auquel tu ne pourrais penser sans commettre un crime?
Mais elle resta sombre, et Maxime, voyant qu'elle se taisait toujours, crut qu'elle ne l'écoutait pas. La nuque appuyée contre le bord capitonné de la calèche, elle semblait dormir les yeux ouverts. Elle songeait, inerte, livrée aux rêves qui la tenaient ainsi affaissée, et, par moments, de légers battements nerveux agitaient ses lèvres. Elle était mollement envahie par l'ombre du crépuscule; tout ce que cette ombre contenait d'indécise tristesse, de discrète volupté, d'espoir inavoué la pénétrait, la baignait dans une sorte d'air alangui et morbide. Sans doute, tandis qu'elle regardait fixement le dos rond du valet de pied assis sur le siège, elle pensait à ces joies de la veille, à ces fêtes qu'elle trouvait si fades, dont elle ne voulait plus; elle voyait sa vie passée, le contentement immédiat de ses appétits, l'écoeurement du luxe, la monotonie écrasante des mêmes tendresses et des mêmes trahisons. Puis, comme une espérance, se levait en elle, avec des frissons de désir, l'idée de cet ?autre chose? que son esprit tendu ne pouvait trouver. Là, sa rêverie s'égarait. Elle faisait un effort, mais toujours le mot cherché se dérobait dans la nuit tombante, se perdait dans le roulement continu des voitures. Le bercement souple de la calèche était une hésitation de plus qui l'empêchait de formuler son envie. Et une tentation immense montait de ce vague, de ces taillis que l'ombre endormait aux deux bords de l'allée, de ce bruit de roues et de cette oscillation molle qui l'emplissait d'une torpeur délicieuse. Mille petits souilles lui passaient sur la chair: songeries inachevées, voluptés innommées, souhaits confus, tout ce qu'un retour du Bois, à l'heure où le ciel palit, peut mettre d'exquis et de monstrueux dans le coeur lassé d'une femme. Elle tenait ses deux mains enfouies dans la peau d'ours, elle avait très chaud sous son paletot de drap blanc, aux revers de velours mauve.
Comme elle allongeait un pied, pour se détendre dans son bien-être, elle fr?la de sa cheville la jambe tiède de Maxime, qui ne prit même pas garde à cet attouchement.
Une secousse la tira de son demi-sommeil. Elle leva la tête, regardant étrangement de ses yeux gris le jeune homme vautré en toute élégance.
A ce moment, la calèche sortit du Bois. L'avenue de l'Impératrice s'allongeait toute droite dans le crépuscule, avec les deux lignes vertes de ses barrières de bois peint, qui allaient se toucher à l'horizon. Dans la contre-allée réservée aux cavaliers, un cheval blanc, au loin, faisait une tache claire trouant l'ombre grise. Il y avait, de l'autre c?té, le long de la chaussée, ?à et là, des promeneurs attardés, des groupes de points noirs, se dirigeant doucement vers Paris. Et tout en haut, au bout de la tra?née grouillante et confuse des voitures, l'Arc-de-Triomphe, posé de biais, blanchissait sur un vaste pan de ciel couleur de suie.
Tandis que la calèche remontait d'un trot plus vif, Maxime, charmé de l'allure anglaise du paysage, regardait, aux deux c?tés de l'avenue, les h?tels, d'architecture capricieuse, dont les pelouses descendent jusqu'aux contre-allées; Renée, dans sa songerie, s'amusait à voir, au bord de l'horizon, s'allumer un à un les becs de gaz de la place de l'étoile, et à mesure que ces lueurs vives tachaient le jour mourant de petites flammes jaunes, elle croyait entendre des appels secrets, il lui semblait que le
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