La curée | Page 4

Emile Zola
homme eut un geste désespéré.
--Vrai, dit-il, nous en sommes là!?... Mais, bon Dieu! tu as tout, que veux-tu encore?
Renée leva la tête. Elle avait dans les yeux une clarté chaude, un ardent besoin de curiosité inassouvie.
--Je veux autre chose, répondit-elle à demi-voix.
--Mais puisque tu as tout, reprit Maxime en riant, autre chose, ce n'est rien.... Quoi, autre chose?
--Quoi? répéta-t-elle....
Et elle ne continua pas. Elle s'était tout à fait tournée, elle contemplait l'étrange tableau qui s'effa?ait derrière elle. La nuit était presque venue; un lent crépuscule tombait comme une cendre fine. Le lac, vu de face, dans le jour pale qui tra?nait encore sur l'eau, s'arrondissait, pareil à une immense plaque d'étain; aux deux bords, les bois d'arbres verts dont les troncs minces et droits semblent sortir de la nappe dormante, prenaient, à cette heure, des apparences de colonnades violatres, dessinant de leur architecture régulière les courbes étudiées des rives; puis, au fond, des massifs montaient, de grands feuillages confus, de larges taches noires fermaient l'horizon. Il y avait là, derrière ces taches, une lueur de braise, un coucher de soleil à demi éteint qui n'enflammait qu'un bout de l'immensité grise. Au-dessus de ce lac immobile, de ces futaies basses, de ce point de vue si singulièrement plat, le creux du ciel s'ouvrait, infini, plus profond et plus large. Ce grand morceau de ciel, sur ce petit coin de nature, avait un frisson, une tristesse vague; et il tombait de ces hauteurs palissantes une telle mélancolie d'automne, une nuit si douce et si navrée, que le Bois, peu à peu enveloppé dans un linceul d'ombre, perdait ses graces mondaines, agrandi, tout plein du charme puissant des forêts. Le trot des équipages, dont les ténèbres éteignaient les couleurs vives, s'élevait, semblable à des voix lointaines de feuilles et d'eaux courantes. Tout allait en se mourant. Dans l'effacement universel, au milieu du lac, la voile latine de la grande barque de promenade se détachait, nette et vigoureuse, sur la lueur de braise du couchant. Et l'on ne voyait plus que cette voile, que ce triangle de toile jaune, élargi démesurément.
Renée, dans ses satiétés, éprouva une singulière sensation de désirs inavouables, à voir ce paysage qu'elle ne reconnaissait plus, cette nature si artistement mondaine, et dont la grande nuit frissonnante faisait un bois sacré, une de ces clairières idéales au fond desquelles les anciens dieux cachaient leurs amours géantes, leurs adultères et leurs incestes divins. Et, à mesure que la calèche s'éloignait, il lui semblait que le crépuscule emportait derrière elle, dans ses voiles tremblants, la terre du rêve, l'alc?ve honteuse et surhumaine où elle e?t enfin assouvi son coeur malade, sa chair lassée.
Quand le lac et les petits bois, évanouis dans l'ombre, ne furent plus, au ras du ciel, qu'une barre noire, la jeune femme se retourna brusquement, et, d'une voix où il y avait des larmes de dépit, elle reprit sa phrase interrompue:
--Quoi?... autre chose, parbleu! je veux autre chose. Est-ce que je sais, moi! Si je savais.... Mais, vois-tu, j'ai assez de bals, assez de soupers, assez de fêtes comme cela. C'est toujours la même chose. C'est mortel.... Les hommes sont assommants, oh! oui, assommants....
Maxime se mit à rire. Des ardeurs per?aient sous les mines aristocratiques de la grande mondaine. Elle ne clignait plus des paupières; la ride de son front se creusait durement, sa lèvre d'enfant boudeur s'avan?ait, chaude, en quête de ces jouissances qu'elle souhaitait sans pouvoir les nommer. Elle vit le rire de son compagnon, mais elle était trop frémissante pour s'arrêter; à demi couchée, se laissant aller au bercement de la voiture, elle continua par petites phrases sèches:
--Certes, oui, vous êtes assommants.... Je ne dis pas cela pour toi, Maxime, tu es trop jeune.... Mais si je te contais combien Aristide m'a pesé dans les commencements! Et les autres donc! ceux qui m'ont aimée.... Tu sais, nous sommes deux bons camarades, je ne me gêne pas avec toi; eh bien, vrai, il y a des jours où je suis tellement lasse de vivre ma vie de femme riche, adorée, saluée, que je voudrais être une Laure d'Aurigny, une de ces dames qui vivent en gar?on.
Et, comme Maxime riait plus haut, elle insista:
--Oui, une Laure d'Aurigny. ?a doit être moins fade, moins toujours la même chose.
Elle se tut quelques instants, comme pour s'imaginer la vie qu'elle mènerait, si elle était Laure. Puis, d'un ton découragé:
--Après tout, reprit-elle, ces dames doivent avoir leurs ennuis, elles aussi. Rien n'est dr?le, décidément.
C'est à mourir.... Je le disais bien, il faudrait autre chose; tu comprends, moi, je ne devine pas; mais autre chose, quelque chose qui n'arrivat à personne, qu'on ne rencontrat pas tous les jours, qui f?t une jouissance rare, inconnue.
Sa voix s'était ralentie. Elle pronon?a ces derniers mots, cherchant, s'abandonnant à une rêverie profonde.
La calèche montait alors l'avenue qui conduit
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